Dans cet article, l’autrice examine le potentiel des accords de partenariat pour une pêche durable (APPD) dits « dormants », en soulignant qu’ils ne doivent pas être considérés comme de simples accords mis à l’arrêt. En prenant l’exemple de l’APPD dormant avec la Gambie, l’autrice fait valoir que, puisque l’accord-cadre reste en vigueur, il peut – et doit – continuer à servir de structure de dialogue entre les parties, notamment sur les questions scientifiques et les enjeux de durabilité. Ces accords dormants peuvent également jouer un rôle stratégique au sein du réseau régional plus large des APPD, en contribuant à la surveillance, au contrôle et à la recherche au-delà des frontières nationales. Ils offrent par ailleurs une base juridique et diplomatique utile pour d’éventuelles réactivations ou négociations futures et peuvent être mobilisés pour encourager des réformes nationales ou attirer un soutien des bailleurs en faveur d’une meilleure gouvernance. Enfin, l’autrice rappelle que les besoins des communautés locales de pêche restent urgents, et que ces accords, bien qu’en suspens, peuvent encore contribuer à renforcer la cohérence des différents instruments de financement de l’UE.
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Depuis la fin juillet, l’APPD entre l’Union européenne (UE) et la Gambie est considéré comme « dormant » : le partenariat reste en vigueur, mais aucun protocole actif ne permet actuellement aux navires de l’UE – principalement des thoniers, ainsi que quelques chalutiers ciblant le merlu – d'opérer dans les eaux gambiennes.
Cette situation résulte de la clause d’exclusivité introduite à la suite de la réforme de la politique commune de la pêche (PCP) de 2012. Son objectif est de garantir que tous les navires battant pavillon d’un État membre de l’UE opèrent exclusivement dans les limites des conditions techniques définies par l’accord-cadre, les empêchant ainsi d’obtenir des licences de pêche directement auprès du pays partenaire en l’absence de protocole d'APPD actif.
Mais le statut « dormant » d'un APPD n’est pas synonyme de disparition. L’architecture de l’accord et les canaux de dialogue restent en place. Selon les propres termes de la Commission européenne concernant l’APPD avec la Gambie, « un accord dormant peut toujours servir de base à des discussions et à une coopération sur les questions de pêche ».
La question qui se pose désormais est la suivante : l’APPD dormant entre la Gambie et l’UE peut-il encore servir de vecteur pour soutenir la pêche durable et les personnes qui dépendent le plus de la pêche gambienne, à savoir les communautés de pêche artisanale gambiennes ?
1. Le dernier protocole d’accord en quelques points
Le dernier protocole de l’APPD offrait un cadre permettant à 28 thoniers senneurs, 10 palangriers et 3 chalutiers de l’UE de pêcher jusqu’à 3 300 tonnes de thon et d’espèces apparentées, ainsi que 750 tonnes de merlu par an dans les eaux gambiennes. En contrepartie, l’UE s’était engagée à verser une contribution financière annuelle de 550 000 euros, dont 275 000 euros spécifiquement alloués au soutien de la politique de la pêche de la Gambie, notamment du secteur artisanal.
Au moment des négociations pour le renouvellement de ce protocole, CAPE avait attiré l’attention sur le contexte régional : la suspension des discussions relatives à l’APPD avec le Sénégal voisin faisait craindre que la Gambie ne devienne une voie de contournement pour les navires de pêche de l’UE, qui auraient autrement opéré dans les eaux sénégalaises. CAPE s’interrogeait également sur l’impact réel des niveaux relativement modestes d’appui sectoriel, en particulier en matière d’amélioration de la gouvernance au bénéfice des communautés de pêche. Il appelait ainsi à une meilleure articulation entre ces fonds sectoriels et les autres instruments de financement de l’UE.
2. Maintien du dialogue entre la science et le développement durable
Le maintien de l’accord-cadre, même en l’absence de protocole actif, devrait permettre de préserver l’architecture institutionnelle de l’APPD. Les organes qu’il prévoit, tels que la commission mixte et le comité scientifique conjoint, devraient continuer à fonctionner afin de faciliter les échanges de données, l’évaluation de l’état des stocks et les discussions sur les questions de gouvernance. Ces mécanismes peuvent ainsi jouer un rôle de « pont » entre les partenaires. Le maintien de leurs activités pendant la période de dormance permet d’éviter une interruption des efforts scientifiques, de la collecte de données et du dialogue sur la gestion. Par ailleurs, en cas de renégociation d’un protocole à l’avenir, les éléments de référence essentiels – état des ressources, dispositifs de contrôle, outils de transparence – resteraient à jour, ce qui serait bénéfique pour les deux parties.
Mais il convient d’aller au-delà du simple maintien structurel, et d’explorer les moyens par lesquels un accord dormant pourrait continuer à produire des résultats concrets en matière de gestion durable des pêches et de soutien aux communautés locales, même en l’absence d’accès accordé aux flottes de l’UE. Cela traduirait un engagement tangible des deux parties en faveur d’une pêche durable en Gambie et dans la région.
A) LES APPD DORMANTS : ÉLÉMENTS CLÉS DU PUZZLE DE LA COOPÉRATION RÉGIONALE
Les APPD dormants jouent également un rôle clé dans le développement d’une approche régionale cohérente en matière de partenariats pour une pêche durable. En effet, les évaluations des APPD ont mis en évidence l’importance de la coordination entre les accords des pays voisins. L’utilisation des accords dormants pour soutenir la recherche scientifique et les activités de contrôle transfrontalières permettrait, d’une part, de suivre – et, si nécessaire, de réguler – les déplacements de l’effort de pêche entre pays voisins et, d’autre part, de soutenir le développement des capacités dans la science halieutiques et les systèmes de suivi, de contrôle et de surveillance, particulièrement quand les lacunes au niveau régional persistent. Cela contribuerait aussi à harmoniser la gestion des pêches entre les pays voisins qui ont des APPD actifs et dormants. Une telle dynamique ouvrirait la voie à une véritable approche régionale pour les futurs APPD.
En Afrique de l’Ouest en particulier, la poursuite de recherches scientifiques conjointes – en coordination avec les processus menés par la FAO et le COPACE, notamment sur les petits pélagiques – ainsi que le partage des données peuvent continuer même lorsque l’accord est dormant. Cela contribuerait à renforcer la qualité et la cohérence de la recherche au niveau régional.
B) LES APPD, LEVIER POUR LA COHÉRENCE DES INSTRUMENTS DE FINANCEMENT DE L'UE
La contribution financière prévue dans le cadre d’un APPD, comprenant la compensation pour l’accès ainsi que l’appui sectoriel, est définie par le protocole d’application. Conformément aux dispositions des protocoles, le versement des tranches de l’appui sectoriel sont effectués chaque année « conformément au protocole » et « ne peuvent être versés au-delà d’une période de six mois après l’expiration du protocole. » Autrement dit, à l’expiration du protocole, la base juridique permettant les versements prend également fin.
Néanmoins, l’UE et la Gambie pourraient continuer à mobiliser l’APPD inactif comme cadre de dialogue politique et de coordination – y compris avec les pays voisins le cas échéant – pour définir des priorités communes dans la lutte contre la pêche INN ou pour faire de la recherche conjointe. La Commission européenne établit déjà un lien entre les travaux des comités scientifiques conjoints UE-Sénégal et UE-Gambie, ce qui témoigne de l’existence de mécanismes de coopération scientifique entre les pays.
Considérer l’APPD dormant comme une plateforme de dialogue implique qu’il peut également servir d’outil pour renforcer la cohérence avec d’autres instruments de l’UE. Des initiatives telles que NDICI–Global Europe, la coopération régionale AECP/WASOP ou encore Global Gateway peuvent être alignées pour soutenir de petits investissements ciblés dans la pêche durable et la résilience des communautés côtières. Même inactif, l’APPD offrirait une base politique pertinente pour fixer des priorités et coordonner leur mise en œuvre.
3. Adaptation des communautés de pêche artisanale au changement climatique : il y a urgence
Il est plus que jamais crucial de soutenir la pêche artisanale via l’accord dormant. Une étude récente d’ICSF, intitulée Gambie : les impacts du changement climatique sur la pêche artisanale, qui combine entretiens de terrain et données officielles, souligne que la Gambie figure parmi les pays les plus menacés par l’élévation du niveau de la mer. Les conséquences incluent des inondations récurrentes, l’intrusion d’eau salée et une érosion côtière sévère. Les rapports gouvernementaux cités dans l’étude alertent que le réchauffement des océans perturbera la diversité et la répartition des espèces marines essentielles à la pêche artisanale et à la sécurité alimentaire, telles que les sardinelles et les bongas. Ces changements affectent des espèces déjà soumises à de fortes pressions depuis des décennies, menaçant les principales pêcheries démersales, tandis que la destruction des mangroves compromet les habitats qui assurent les moyens de subsistance, notamment la récolte des huîtres par les femmes autour de la zone de Tanbi.
La même étude souligne que la pêche artisanale représente la majorité des débarquements et des emplois nationaux, mais que les pertes post-récolte restent très importantes, atteignant environ 20 %, notamment en haute saison. Ces pertes sont dues aux insuffisances des infrastructures des sites de débarquement, à l’accès limité à l’eau potable et à l’assainissement, ainsi qu’à une chaîne du froid souvent incomplète ou peu fiable.
Les pertes post-capture s'approchent des 20 %, voire plus pendant la haute saison, notamment en raison d'infrastructures inadaptées des sites de débarquement, du manque d'infrastructures garantissant un accès à l'hygiène et à l'eau potable et, surtout, de l'absence de la chaîne du froid. Photo : Agence Mediaprod.
ICSF recommande d’intégrer pleinement l’adaptation au changement climatique dans la gestion des pêches et des zones côtières, en combinant connaissances scientifiques, locales et autochtones. Les communautés de pêche artisanale devraient bénéficier d’informations météorologiques actualisées ; les sites de débarquement devraient être renforcés ou déplacés vers des zones plus résilientes ; les pertes post-récolte devraient être limitées par l’amélioration des systèmes de transformation, de stockage et de transport ; et la diversification des moyens de subsistance, comme l’aquaculture à petite échelle, devrait être encouragée pour réduire la dépendance aux captures en déclin. L’étude propose aussi des outils concrets de réduction des risques, tels que la diffusion d’avis sur l’état de la mer et les conditions météorologiques aux sites de débarquement, rappelant que des investissements ciblés dans l’information peuvent sauver des vies et protéger les biens.
L’APPD, actuellement dormant, pourrait constituer la plateforme idéale pour faire progresser ces priorités en matière d’adaptation. La commission mixte et les canaux de dialogue pourraient servir à identifier, d’une part, les investissements nécessaires à l'amélioration des sites de débarquement, de la chaîne du froid, des services d’information météorologique en temps réel et, d’autre part, les opportunités de diversification des activités. Ces éléments permettraient alors de transformer les recommandations en matière d’adaptation au changement climatique en actions concrètes. En outre, bien que les paiements de l'appui sectoriel ne soient plus versés depuis la fin du protocole, l'accord dormant peut servir de forum pour :
définir les priorités,
se coordonner avec d'autres instruments de l'UE tels que le NDICI-Global Europe, la coopération EFCA ou les services GMES & Africa financés par l'UE – qui permettent de maintenir à jour les informations sur l'état de la mer et les alertes précoces dans toute l'Afrique de l'Ouest,
garantir que les mesures de résilience climatique atteignent les communautés de pêche artisanale gambiennes.
Pour assurer la crédibilité de cette démarche, la gestion des fonds doit être totalement transparente. La récente évaluation de l’APPD a révélé que 41 % de l’appui sectoriel à la Gambie était consacré à des activités en faveur de la pêche artisanale, témoignant de l’importance accordée par les deux parties à ce secteur. Cependant, les représentants des communautés, notamment l’Association nationale des opérateurs de la pêche artisanale (NAAFO), ont rencontré des difficultés pour obtenir des informations claires et des résultats tangibles concernant l’utilisation des fonds d’appui sectoriel, y compris ceux destinés à la pêche artisanale.
Pour remédier à cette situation, un « plan de travail » provisoire devrait être publié, détaillant l’engagement et le décaissement des fonds, avec la divulgation des noms des contractants et bénéficiaires, ainsi que l’identification des priorités et la mise en œuvre des actions. Ces éléments devraient être discutés lors de réunions publiques où les femmes transformatrices et les pêcheurs pourraient suivre les avancées réalisées. Cette approche s’inscrirait pleinement dans l’esprit de l’APPD en tant que « partenariat » pour une pêche durable.
Conclusion : la dormance n'est pas une mise à l’arrêt, c’est l’occasion de repenser les pratiques
Un partenariat dans le domaine de la pêche qui reste actif même en l’absence d’activités de pêche n’a rien de contradictoire : c’est précisément ce qui définit un véritable partenariat. Pour l’accord Gambie, en 2025, cela représente une opportunité. En mobilisant l’architecture de dialogue et de coopération de l’APPD dormant pour lutter contre la pêche INN, soutenir la recherche, développer des sites de débarquement résilients face au changement climatique et soutenir les femmes dans le secteur de la pêche, l’UE et la Gambie peuvent instaurer la confiance et créer de la valeur là où cela compte le plus. Si les négociations pour l’accès reprennent ultérieurement, elles s’appuieront sur des bases plus solides et plus équitables, ancrées dans un véritable partenariat et dans les priorités des communautés de pêche artisanale gambiennes.
Photo de l’entête : Site de débarquement de Sanyang, en Gambie, par l’agence Mediaprod.
Au Seychelles, la population vieillissante des travailleurs de la pêche artisanale s'efforce d'assurer le renouvellement générationnel dans le secteur de la pêche en sensibilisant les écoliers à ce métier et en formant les jeunes femmes à se reconvertir dans le commerce du poisson.