Dans cette publication, CAPE appelle l’Union européenne à aligner son budget 2028-2034 avec ses engagements en matière de développement durable et de gouvernance inclusive des océans. Il est essentiel de soutenir la pêche artisanale africaine en assurant une gestion transparente des fonds, une implication des parties prenantes locales et un partenariat équitable fondé sur la durabilité et la résilience des communautés côtières.
Temps de lecture : 17 minutes
Alors que l’Union européenne s’attelle à la préparation de son prochain cadre financier pluriannuel (CFP) pour la période 2028-2034 – un budget de 2 000 milliards d’euros censé « favoriser la flexibilité, la simplification et l’alignement stratégique avec toutes les priorités de l’UE » – une question essentielle se pose : qui seront les véritables bénéficiaires des fonds alloués à la politique de pêche extérieure de l’Europe ?
Ce financement continuera-t-il à soutenir majoritairement les flottes européennes opérant en eaux lointaines, en leur garantissant l’accès aux ressources halieutiques africaines ? Ou traduira-t-il enfin les engagements déclarés de l’UE en matière de développement, de climat et de biodiversité, en investissant directement dans la résilience des communautés de pêche artisanale en Afrique ?
Pour CAPE, la réponse ne fait aucun doute. Dans notre contribution à la consultation lancée par la Commission européenne sur le futur CFP, nous appelons l’UE à faire preuve de cohérence entre ses discours et ses décisions budgétaires. Le prochain cycle financier doit marquer un tournant, en alignant les dépenses extérieures dans le secteur de la pêche avec les objectifs de développement durable et une gouvernance inclusive des océans. Cela implique d'assurer une utilisation transparente des fonds en fonction des priorités définies par les pays partenaires, et de garantir une place centrale aux pêcheurs artisans et aux acteurs locaux de la transformation du poisson dans l’élaboration des politiques.
1. Baisse des financements de la pêche : impact sur les flottes de pêche lointaine de l’UE
L’approche envisagée pour le CFP 2028-2034 vise à mieux coordonner les priorités politiques en regroupant les volets cohésion, agriculture, développement rural et maritime (y compris la pêche) au sein de stratégies nationales, régionales ou co-régionales, élaborées avec la Commission et les États membres. Ces stratégies seraient mises en œuvre à travers un cadre de partenariat unique dans chaque pays, appelé Plan de partenariat national et régional (PPNR).
Les PPNR financeront notamment un soutien à la mise en œuvre de la politique commune de la pêche (PCP), du pacte européen pour les océans, ainsi que de la politique maritime et aquacole de l'UE. À ce titre, un budget d’au moins 2 milliards d’euros est prévu pour la pêche, l’aquaculture et la politique maritime. L'accent est mis sur le fait que la pêche est « l'élément vital de communautés [européennes] et des économies côtières. » Les PPNR établiront « un lien plus étroit entre la politique de l'UE en matière de pêche et d'océans, la cohésion et la politique agricole commune, afin de mieux soutenir nos pêcheurs et pêcheuses, tout en stimulant des activités économiques comme l'aquaculture, le tourisme ou le transport maritime, créant ainsi des emplois et améliorant les moyens de subsistance dans les régions côtières. »
L’actuel Fonds européen pour les affaires maritimes, la pêche et l'aquaculture (FEAMPA) n'existera plus en tant qu'instrument autonome. Toutes les mesures actuellement financées par le FEAMPA seront réaffectées sous la ligne budgétaire des PPNR et ne figureront certainement plus au premier rang des priorités. En effet, au lieu d’un fonds sectoriel comme le FEAMPA, les États membres décideront au travers du PPNR le « mix » d’actions à soutenir dans les domaines du développement maritime – y compris la pêche – de l’agriculture, de la cohésion et du développement rural.
Bien que les fonds actuels du FEAMPA ne couvrent pas directement le financement des accords de partenariat pour une pêche durable (APPD) ni la participation de l’UE aux organisations régionales de gestion des pêches (ORGP), ils soutiennent certaines mesures qui ont un impact sur la pêche lointaine de l’UE, telles que :
Une compensation pour l’arrêt temporaire (d’une durée maximale de 12 mois) des activités lorsque la pêche est interrompue en raison de mesures de conservation adoptées par les ORGP et s’appliquant aux flottes de l’UE, ou en cas de suspension d’un APPD ou de son protocole ;
Une indemnisation pour l’arrêt définitif des activités (par démolition ou déclassement) lorsque les navires de pêche lointaine ont une structure jugée en « équilibre instable ». Cette indemnisation peut être financée à hauteur de 100 % pour le bénéficiaire, sous réserve de conditions strictes, telles que le retrait de capacité et l’interdiction de reprendre des opérations de pêche dans la même zone pendant une période de cinq ans.
Les investissements à bord visant à améliorer la santé, la sécurité, les conditions de travail, l’efficacité énergétique ou la qualité des captures, ainsi que les équipements de contrôle (VMS obligatoire, caméras, etc.).
« Un soutien réduit à la flotte de pêche loitaine de l’UE pourrait compromettre les efforts de modernisation, affaiblir les engagements sociaux et environnementaux et créer une pression accrue sur les ressources partagées avec les pêcheries artisanales africaines. » »
Pour la flotte de pêche lointaine de l’UE, l’éventuelle intégration du FEAMPA dans le fonds PPNR signifie que les subventions jusqu’ici dédiées à certaines mesures sectorielles – comme la cessation temporaire ou définitive, les améliorations à bord et les dispositifs de surveillance – seront désormais en concurrence avec d’autres priorités relevant de la cohésion, de l’agriculture, du développement rural ou de la politique maritime. Leur financement dépendra des arbitrages opérés au sein du PPNR de chaque État membre, et il est possible que certains gouvernements privilégient d’autres secteurs comme l’agriculture, la cohésion ou d’autres secteurs maritimes. Cela introduit donc une incertitude accrue pour les flottes de pêche lointaine de l’UE.
Ainsi, si les autorités nationales choisissent de ne pas allouer suffisamment de ressources issues du fonds PPNR aux mécanismes de cessation temporaire ou définitive, les flottes de pêche lointaine opérant dans les pays africains pourraient voir leur accès aux compensations réduit en cas de durcissement des mesures de conservation adoptées par les ORGP ou de suspension des protocoles APPD. Ces évolutions pourraient avoir des répercussions indirectes importantes pour la pêche artisanale africaine.
Un soutien moindre aux flottes de l’UE dans leur adaptation aux nouvelles conditions d’accès pourrait entraîner, pour certaines, une difficulté accrue à respecter des normes sociales et environnementales élevées. D’autres pourraient chercher à obtenir des conditions plus avantageuses dans le cadre des APPD, notamment un accès accru à des zones de pêche riches, potentiellement au détriment des droits d’accès de la pêche artisanale et de la durabilité des ressources.
Une diminution des subventions européennes pourrait également freiner les efforts de modernisation de la flotte de l’UE. Cela pourrait soit réduire la concurrence pour les ressources halieutiques dans les eaux africaines, soit au contraire encourager un changement de pavillon vers des États n’imposant pas les mêmes exigences en matière de sécurité, de contrôle ou de durabilité. Un tel déplacement risquerait de compromettre les engagements environnementaux, d’affaiblir les mécanismes de contrôle, et d’avoir des effets négatifs sur l’accès aux ressources pour les pêcheurs artisans locaux.
2. Quels financements pour les APPD et les ORGP ?
D’une part, la proposition de la Commission pour le prochain CFP mentionne explicitement que le fonds des PPNR sera toujours l’instrument financier principal pour « poursuivre la mise en œuvre concrète des objectifs de l’Union, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’UE. » Ce financement est présenté comme un levier essentiel au renforcement de la gouvernance internationale des océans. La Commission souligne également que, en vertu de cet instrument, un financement continu est indispensable « pour financer la coopération internationale : cela inclut notamment les APPD et les ORGP afin de créer les conditions propices à des résultats concrets, de promouvoir des normes mondiales ambitieuses et d’affirmer l’influence de l’UE sur la scène internationale. »
Cependant, d'autre part, la proposition de la Commission pour le CFP inclut l’instrument Global Europe, qui regroupe désormais l’ensemble de l’action extérieure de l’UE, en fusionnant l’ancien NDICI, l’aide humanitaire et le soutien à la préadhésion. Cet instrument couvre les thèmes de la gouvernance des océans, du climat, de la biodiversité et des économies bleues durables. Dans sa communication sur le CFP, la Commission indique que le financement des APPD et des actions de l’UE au sein des ORGP relèverait donc de la ligne budgétaire de Global Europe [NDLR: voir page 30 de la communication].
Compte tenu du chevauchement des champs d'application et des objectifs des PPNR et de Global Europe, d’où proviendront les financements nécessaires au fonctionnement des APPD et des ORGP ? Il est urgent de clarifier cette confusion.
Du point de vue de CAPE, les APPD ainsi que la participation de l’UE aux ORGP devraient clairement être intégrés à l’initiative Global Europe, afin d’assurer une cohérence avec les objectifs de l’UE en matière de développement et de politique extérieure.
Pour rester un partenaire crédible, l’UE doit aligner ses financements sur les priorités exprimées par ses partenaires africains, qui considèrent la pêche artisanale comme un pilier essentiel de la sécurité alimentaire, du développement durable et de la résilience des communautés côtières. Photo: Carmen Abd Ali.
Les instruments tels que les APPD ne visent pas uniquement à garantir l’accès des flottes de l’UE, mais aussi à soutenir les pays partenaires dans le renforcement de leur gouvernance, le développement de leurs capacités institutionnelles et la préservation des moyens de subsistance du secteur de la pêche artisanal. Leur financement via Global Europe permettrait de renforcer la dimension de développement des APPD et la participation aux ORGP, en les alignant avec les engagements plus globaux de l’UE en matière de lutte contre le changement climatique, de préservation de la biodiversité et de promotion d’économies bleues durables.
Pour la pêche artisanale africaine, cette approche garantirait que ces instruments contribuent réellement à la sécurité alimentaire, à un accès équitable aux ressources halieutiques et au développement des chaînes de valeur locales à travers des investissements ciblés. Dans le même temps, les flottes de l’UE bénéficieraient également de cette orientation sur le long terme : l’inscription des APPD et des ORGP dans un cadre axé sur le développement permettrait de créer un environnement favorable à une pêche durable, soutenu par des financements publics européens dans les domaines de la recherche, du contrôle, de la surveillance et des infrastructures. Cela garantirait des conditions d’accès stables et responsables, tout en contribuant à l’établissement de règles du jeu équitables, basées sur des normes sociales et environnementales élevées.
3. Vers une reconnaissance accrue de la pêche artisanale en Afrique
De plus en plus de pays partenaires africains de l’UE, y compris ceux membres de l’Organisation des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (OEACP), reconnaissent le rôle essentiel de la pêche artisanale dans la réalisation des objectifs de développement durable. La Déclaration de Kampala de 2025 de l'Union africaine (UA) engage explicitement les gouvernements à renforcer la production et la consommation des produits de la pêche traditionnelle par le biais de réformes politiques spécifiques et de « stratégies de financement pour ces chaînes de valeur. »
De même, l'accord de partenariat actuel entre l’OEACP et l’UE (signé en 2021, connu sous le nom d'accord de Samoa) met en avant l’importance de promouvoir une pêche durable et de soutenir les moyens de subsistance des zones côtières, avec un accent particulier sur les communautés locales. Les ministres de la pêche et de l’aquaculture de l’OEACP ont réaffirmé le rôle essentiel de la pêche artisanale pour la sécurité alimentaire, la subsistance des populations et la gouvernance durable des océans. Dans la déclaration de Dar-es-Salaam de 2024, ils ont souligné que la pêche artisanale constitue « le pilier du secteur de la pêche de l’OEACP » et ont appelé à la mise en place de zones cogérées avec les communautés de pêche et fermées aux opérations des navires industriels. Cette approche vise à renforcer la conservation de la biodiversité, à garantir des moyens de subsistance durables et à contribuer à la réalisation des objectifs mondiaux en matière de conservation, tels que ceux définis dans le cadre de Kunming-Montréal.
Ces engagements politiques reflètent un consensus mondial croissant : les pêcheurs artisans et les transformatrices de poisson jouent un rôle essentiel dans l’approvisionnement en protéines à un coût abordable, le renforcement de la cohésion sociale, et la mise en adéquation de la gouvernance des pêches avec les réalités locales.
« Les ministres de la pêche et de l’aquaculture de l’OEACP on appelé à la mise en place de zones cogérées avec les communautés de pêche et fermées aux navires industriels afin de garantir la sécurité alimentaire des populations au niveau local. » »
Parallèlement, les États côtiers africains intègrent de plus en plus la reconnaissance de la pêche artisanale aux enjeux environnementaux et climatiques urgents. Les communautés de pêche artisanale sont en effet en première ligne pour la protection de la biodiversité, notamment à travers leur participation à la restauration des écosystèmes côtiers (comme les mangroves), qui jouent aussi un rôle de puits de carbone bleu. Elles incarnent également une forte capacité d’adaptation face aux effets du changement climatique, en ajustant leurs pratiques face aux modifications saisonnières, à la raréfaction des stocks ou aux phénomènes météorologiques extrêmes, tout en continuant à approvisionner les marchés nationaux et régionaux – comme cela a été démontré durant la crise du Covid. Cette vision se reflète clairement dans des instruments tels que les Directives volontaires de la FAO pour la la pêche artisanale durable, soutenues par les membres de l’UA, de l’OEACP et de l’UE.
Cela traduit une évolution nette : les communautés africaines de pêche artisanale ne sont plus perçues comme des parties prenantes marginales, mais comme des piliers des stratégies nationales en matière de sécurité alimentaire, de préservation de la biodiversité et de résilience climatique. Il est donc essentiel que cette reconnaissance soit pleinement intégrée dans le cadre du partenariat entre l’UE et l’Afrique.
4. Cohérence et synergies, clés d’une action efficace
Grâce à sa stratégie d’action extérieure dans le domaine de la pêche, l’UE dispose d’un levier puissant pour faire progresser ses engagements internationaux en matière de durabilité, de sécurité alimentaire, de justice climatique et de droits humains. Dans un contexte de concurrence croissante entre la pêche et d’autres secteurs pour l’accès aux financements, l’UE doit mobiliser ses instruments financiers de manière cohérente, stratégique et ciblée, tout en s’alignant davantage sur les priorités exprimées par ses partenaires africains.
En effet, une réduction de l’appui global de l’UE à la gouvernance et au développement durable de la pêche dans les pays africains risquerait non seulement de fragiliser son influence stratégique face à d’autres acteurs émergents – comme la Chine – qui augmentent leur soutien, mais aussi de compromettre la promotion des normes de transparence et de bonne gouvernance que l’UE s’efforce de défendre à l’international dans sa politique externe.
Que le financement des APPD et des ORGP relève du programme Global Europe ou des PPNR, il est essentiel que les APPD et leur financement servent d’outils à la stratégie d’action externe de l’UE dans le domaine de la pêche. Leur objectif premier devrait être de soutenir une pêche durable dans les pays partenaires, au lieu de financer prioritairement l’accès des flottes européennes aux ressources.
Cela pourrait se traduire, dans un premier temps, par l’allocation de 100 % de la contribution financière des APPD à l’appui sectoriel, à dépenser en fonction des priorités de développement durable définies par les pays partenaires.
Par ailleurs, d’autres lignes de financement relevant de Global Europe devraient venir compléter les fonds alloués aux APPD, en soutenant des actions qui dépassent leur champ d’application – telles que le renforcement de la résilience climatique ou la promotion de l’égalité de genre – et que les APPD ne peuvent couvrir seuls. Ces actions pourraient inclure : le développement des filières locales (comme les sites de débarquement pour la pêche artisanale ou les activités de transformation menées par les femmes), l’adaptation au changement climatique dans la pêche artisanale africaine, l’assistance technique aux États et communautés, le renforcement de la participation éclairée aux ORGP, ou encore la création d’une nouvelle ORGP pour les petits pélagiques en Afrique de l’Ouest.
Les APPD et les ORGP, qu’ils soient actifs ou dormants, devraient être considérés comme des plateformes politiques de dialogue avec les pays tiers sur la pêche durable. Par ailleurs, l’instrument Global Europe pourrait appuyer des initiatives centrées sur la gouvernance et la résilience, en mettant l’accent sur les écosystèmes locaux et les moyens de subsistance, en complément des actions menées dans le cadre des futurs APPD. Ces derniers pourraient également devenir des leviers stratégiques pour remettre la science au cœur des priorités nationales et régionales — notamment à travers les comités scientifiques mixtes — et pour renforcer les dispositifs de contrôle et de gestion, en particulier dans le cadre de la cogestion des petits pélagiques. En parallèle, Global Europe pourrait également contribuer au financement des actions définies conjointement.
Le financement des APPD, qu’il relève de Global Europe ou des PPNR, doit servir en priorité les objectifs des pays partenaires. Cela peut se traduire par l’allocation de 100 % de la contribution financière des APPD à l’appui sectoriel, en cohérence avec leurs priorités pour le développement de la pêche durable. Photo : Une femme découpe du poisson au port de Cacheu, en Guinée Bissau, par Carmen Abd Ali.
La cohérence entre les différents cadres d’action évoqués nécessite une approche plus intégrée. Cela suppose une meilleure coordination entre ces politiques et instruments de financement par la mise en œuvre de stratégies régionales par bassin océanique – une approche déjà proposée par la Commission européenne il y a une dizaine d’années et soutenue par le Parlement européen). Ces stratégies devraient être élaborées en partenariat étroit avec les gouvernements concernés et les parties prenantes africaines, notamment les représentants de la pêche artisanale, et s’appuyer sur une coordination interservices renforcée entre les directions générales compétentes (MARE, INTPA, SEAE).
5. La ligne Global Europe tiendra-t-elle compte de la pêche artisanale africaine ?
Assurer des synergies entre les dépenses liées à la pêche dans le cadre de Global Europe et celles de l’APPD, tout en mettant l’accent sur le soutien à la pêche artisanale, permettrait de générer des bénéfices concrets pour les pays partenaires. Cela implique que le financement de Global Europe fasse de la pêche – en particulier de la pêche artisanale, pilier des économies côtières, de la sécurité alimentaire et de la résilience face au changement climatique – une véritable priorité.
Dans le cadre du CFP, l’instrument Global Europe, qui regroupe l’aide extérieure, l’aide humanitaire et la coopération au développement, verra son budget quasiment doubler, passant d’environ 110 à 200 milliards d’euros.
Si cette augmentation laisse entrevoir un potentiel de financement accru, les priorités de l’UE se recentrent toutefois sur des intérêts stratégiques tels que le commerce, la sécurité et les migrations, au détriment des objectifs traditionnels de développement. Dans le contexte africain, cela pourrait signifier que la coopération en matière de pêche s’axe davantage sur les priorités de l’UE, au risque de s’éloigner d’une approche de développement durable portée par l’Afrique elle-même, notamment en ce qui concerne la pêche artisanale.
En l’absence d’une volonté politique explicite de promouvoir un soutien cohérent à la pêche artisanale en Afrique, ainsi que de mécanismes de coordination adaptés, les projets de Global Europe sur les océans risquent de se concentrer essentiellement sur des thématiques comme la conservation ou la sécurité maritime, en négligeant le soutien nécessaire au secteur de la pêche. De fait, la part du budget de Global Europe allouée à la pêche extérieure restera certainement marginale par rapport à l’agriculture ou aux priorités liées à l’Ukraine.
Actuellement, Global Europe ne dispose d’aucune ligne budgétaire dédiée à la « pêche durable » ; les actions dans ce domaine continueront d’être sélectionnées en phase de programmation. Si l’on se base sur la logique actuelle de programmation pour la période 2021-2027, les choix de financement passent d’abord par les Programmes indicatifs pluriannuels (PIP), avant de s’organiser au niveau des initiatives Team Europe (TEI) et leurs différents projets, qui traduisent les PIP en actions concrètes.
En Afrique, plusieurs PIP (Afrique subsaharienne, océan Indien occidental) font référence à l’économie bleue durable, à la résilience climatique ou aux systèmes alimentaires, mais de manière souvent vague ou générale. Le processus décisionnel autour des PIP déterminera donc si les fonds seront investis dans des infrastructures industrielles ou bien orientés vers un véritable appui aux communautés de pêche artisanale, à leur adaptation au changement climatique, et à la préservation des écosystèmes dont elles dépendent.
Les PIP sont censés s’aligner sur les stratégies définies par les gouvernements africains (telles que la stratégie de l’UA pour l’économie bleue, la Déclaration de Kampala, etc.) Dans ce contexte, le plaidoyer des représentants de la pêche artisanale africaine (comme la CAOPA ou Afrifish-net) demeure crucial pour que les pêcheurs, le secteur de la transformation, en particulier les femmes, et les communautés côtières soient reconnus comme prioritaires dans les futurs appuis financiers de l’UE.
6. Pas de ligne budgétaire pour la pêche artisanale africaine ? Créons-la !
Les initiatives Team Europe (TEI) sont des actions conjointes dans lesquelles l’UE, les États membres (et leurs agences de développement telles que la GIZ ou l’AFD) et les banques publiques européennes mutualisent leurs ressources financières, leur expertise technique et leur capacité de dialogue politique autour d’un cadre de résultats commun. L’objectif est de permettre à l’ensemble de ces acteurs de mettre en œuvre un programme unique, cohérent et coordonné de telle sorte que les TEI s’inscrivent dans l’architecture globale de l’action extérieure de l’UE.
Un « pipeline » est processus pour parvenir à déterminer une TEI. Le pipeline permet d’établir une liste d’initiatives potentielles repérées par les délégations de l’UE, les États membres et les institutions financières dans le cadre de la programmation des PIP. Cette phase de pipeline est exploratoire : les initiatives sont recueillies, analysées et hiérarchisées par les délégations de l’UE, en concertation avec la Commission européenne, les États membres, les gouvernements partenaires, et parfois la société civile. À partir de cette liste, seules certaines initiatives deviennent des TEI, à condition qu’il y ait un alignement suffisant des priorités et une volonté politique claire. Les TEI sont ensuite co-coordonnées par l’UE et les États membres, et bénéficient d’une meilleure visibilité. Elles sont également financées de manière conjointe, via Global Europe, les agences des États membres et les banques de développement. Les TEI existantes privilégient des secteurs tels que l’énergie durable ou les filières durables.
Dans le cadre du prochain CFP, il est essentiel de créer une TEI spécifique sur la sécurité de la pêche et la gouvernance des océans, afin d’y inclure des initiatives soutenant, par exemple, les infrastructures post-récolte pour les femmes transformatrices ou la restauration communautaire des écosystèmes en Afrique – et non pas exclusivement des projets industriels ou de sécurité maritime.
Les APPD de l’UE constituant un cadre structuré pour le dialogue et la coopération, une TEI pourrait également servir à mobiliser des financements complémentaires pour appuyer les APPD dans des domaines clés tels que la résilience climatique, la gestion, la recherche ou le contrôle.
Une TEI axée sur la gouvernance des pêches et des océans devrait logiquement se concentrer sur l’Afrique de l’Ouest – région où l’UE possède le plus grand nombre d’APPD –, où plusieurs agences de coopération des États membres sont déjà actives dans le secteur halieutique et où la pêche artisanale joue un rôle crucial pour la sécurité alimentaire, les moyens de subsistance et le commerce régional.
Les pays de la région se partagent également les pêcheries des petits pélagiques, une ressource alimentaire essentielle, dont la gestion nécessite une forte coopération régionale à travers des organisations comme le COPACE ou la Commission sous-régionale des pêches. Le soutien à la recherche conjointe, à la collecte de données et à la gestion participative de ces ressources, dans le cadre d’une TEI, répondrait directement aux demandes exprimées depuis longtemps par CAPE et ses partenaires du secteur artisanal en faveur d’un engagement accru de l’UE pour la durabilité et la résilience de la pêche artisanale de petits pélagiques en Afrique de l’Ouest.
La création d’une Initiative Team Europe centrée sur la gouvernance des pêche en Afrique de l’Ouest permettrait de soutenir la recherche conjointe, la collecte de données et la gestion participative des petits pélagiques afin d’assurer la durabilité et la résilience de ces pêcheries à l’échelle régionale. Photo : des pêcheurs artisans au port de Bissau, par Carmen Abd Ali.
Par ailleurs, cette région dispose déjà de réseaux actifs de pêche artisanale, y compris des organisations de femmes, engagés dans des processus de concertation sur les politiques. Cela signifie que les ressources d’une TEI pourraient venir renforcer des initiatives existantes, portées par les communautés elles-mêmes, notamment dans les domaines des infrastructures de transformation, de la restauration des écosystèmes et de la gouvernance inclusive.
Une TEI spécifiquement dédiée à l’Afrique de l’Ouest, centrée sur la pêche et la gouvernance des océans, permettrait de concrétiser les engagements de l’UE en matière de développement durable et de gouvernance maritime. Elle renforcerait également la gestion régionale participative des petits pélagiques, une ressource essentielle à la sécurité alimentaire de millions de personnes.
7. Faire du CFP un levier pour la pêche artisanale africaine
Le prochain CFP est bien plus qu’un simple exercice budgétaire : il représente un test décisif de la capacité de l’Union européenne à traduire ses engagements en actions concrètes. Si l’UE ne parvient pas à offrir un soutien clair, cohérent et dédié à la pêche artisanale, elle risque non seulement de fragiliser les moyens de subsistance de millions d’Africains, mais aussi de compromettre sa propre crédibilité – et de laisser le champ libre à d’autres puissances, comme la Chine.
La feuille de route proposée par CAPE est à la fois claire et réaliste : intégrer les APPD et les ORGP dans la ligne budgétaire de Global Europe, pour garantir leur cohérence avec les objectifs de développement et d’action extérieure ; allouer 100 % des contributions issues des APPD aux priorités définies par les pays partenaires, pour restaurer la confiance et la légitimité ; et lancer une initiative Team Europe en Afrique de l’Ouest, en mutualisant les ressources afin de renforcer la résilience, promouvoir la cogestion et créer des perspectives durables pour les femmes dans les filières de la pêche artisanale, en réponse au changement climatique.
En adoptant ces mesures, l’UE peut faire du financement de la pêche un véritable levier de partenariat. Un partenariat fondé sur des bénéfices partagés, la durabilité des ressources et la résilience des communautés côtières africaines — au cœur d’une nouvelle relation entre l’Europe et l’Afrique dans le domaine de la pêche.
Photo de l’entête : une femme sur un marché au poisson en Guinée-Bissau, par Carmen Abd Ali.
CAPE appelle l’UE à aligner son budget 2028-2034 avec ses engagements en matière de développement durable et de gouvernance des océans. Le soutien à la pêche artisanale africaine doit passer par une gestion transparente des fonds et un partenariat inclusif et équitable.