Vers une nouvelle stratégie de l’UE en matière de pêche ? Une action externe plus équitable et durable

Dans ce document de position, CAPE contribue à la consultation publique de la Commission sur une stratégie de l'UE pour son action externe dans le domaine de la pêche. CAPE y appelle l’Union européenne à développer une stratégie qui examine la cohérence des politiques de développement, notamment en mettant l'accent sur la sécurité alimentaire, la participation des parties prenantes et l'inclusion de garanties en matière de droits humains. Dans la deuxième partie de ce document, CAPE se penche sur la cohérence des ressources proposées pour financer cette stratégie externe afin de garantir une action efficace.

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Début juillet, la Commission européenne a lancé une consultation sur sa « stratégie de l'UE pour l'action extérieure dans le domaine de la pêche ».

Cette consultation s'inscrit dans le cadre d'un processus plus large initié par l'ancien commissaire en charge de la pêche et de l'environnement, qui a lancé une évaluation de la politique commune de la pêche, et par l'actuel commissaire en charge de la pêche et des océans, M. Costas Kadis, qui a été chargé d'élaborer un « pacte européen pour les océans » (juin 2025).

En réponse à cette consultation, CAPE appelle l'UE à développer une stratégie pour l'action externe en matière de pêche axée sur la transparence, la justice sociale, la durabilité environnementale et la participation significative des communautés africaines de pêche artisanale, qui constituent un pilier de la pêche en Afrique.

1. Cohérence des politiques de développement durable

La définition de la stratégie de l'UE pour son action externe en matière de pêche est l'occasion pour l'UE de veiller à la cohérence des politiques de développement entre le Pacte européen pour les océans, les accords de partenariat pour une pêche durable (APPD) et d'autres engagements internationaux en matière de durabilité environnementale et sociale, afin que l'UE montre l’exemple en matière de gouvernance mondiale des océans inclusive.

1.1 PACTE EUROPÉEN POUR LES OCÉANS

Le Pacte européen pour les océans vise à renforcer la gouvernance et la diplomatie maritimes de l'UE afin de garantir la durabilité, la sécurité et la prospérité des océans. Il vise à coordonner l'action à tous les niveaux pour protéger la biodiversité marine, lutter contre le changement climatique et promouvoir une économie bleue équitable et résiliente. Il reconnaît également l'importance de soutenir les communautés côtières en Europe.

Cette vision ambitieuse doit être reflétée de manière appropriée dans la future stratégie de l'UE pour son action externe en matière de pêche, en particulier en ce qui concerne les relations avec les pays africains, où la pêche artisanale constitue le principal pilier de l'économie bleue.

En effet, les pays africains reconnaissent aujourd'hui que les femmes et les hommes qui travaillent dans le secteur de la pêche artisanale – qu’elle soit maritime ou continentale – apportent une contribution majeure aux moyens de subsistance, à l'emploi, à la sécurité alimentaire et à la conservation.

Pour assurer la santé et la résilience de ces communautés de pêche artisanale, conformément à l'ODD 14, les droits d'accès et les droits fonciers de la pêche artisanale doivent être garantis, notamment par la création de zones protégées cogérées réservées à la pêche artisanale, afin de permettre à ce secteur de fournir des aliments nutritifs et abordables provenant de sources durables.

L'Organisation des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (OEACP) a souligné ce point lors de la 8e réunion ministérielle de l'OEACP (septembre 2024 à Dar-es-Salaam), et a explicitement reconnu la cogestion comme une opportunité de contribuer à la réalisation de l'objectif 30x30 : « la cogestion efficace de 100 % des zones côtières avec les communautés de pêche artisanale, améliorant ainsi la gestion durable du secteur, maintenant des stocks de poissons sains, garantissant les moyens de subsistance et contribuant aux objectifs de conservation, y compris l'objectif 3 du Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal. »

La déclaration de Kampala sur le Programme détaillé de développement de l'agriculture africaine (PDDAA) considère en outre que la pêche artisanale est un élément clé de la sécurité alimentaire et de la résilience en Afrique, dans le cadre d'une approche intégrée visant à assurer la santé humaine et environnementale.

L'Afrique étant un partenaire privilégié de l'Union européenne, il est essentiel que cette dernière s'aligne sur les positions exprimées par les pays africains et les communautés locales de pêche artisanale, et reconnaisse clairement ce secteur comme stratégique et central dans le cadre de sa diplomatie océanique avec le continent africain. Cela permettra à l'UE d'être plus cohérente avec ses engagements internationaux, tels que les objectifs de développement durable (ODD), ainsi qu'avec la mise en œuvre de l'objectif 3 du Cadre mondial pour la biodiversité, l’objectif « 30x30 », en reconnaissant et en respectant les communautés locales et leurs territoires traditionnels.

L’UE doit également faire évoluer le langage de sa diplomatie océanique.

Actuellement, le Pacte européen pour les océans met l'accent sur la défense des « intérêts et valeurs de l'UE ». Nous estimons qu’une véritable gouvernance partagée des océans est nécessaire, où les États africains et leurs sociétés civiles – y compris les communautés de pêche artisanale – ne sont pas de simples consommateurs de normes imposées par l’UE, mais des acteurs à part entière dans la co-construction d’une gouvernance équitable et durable.

Le langage de la « diplomatie océanique » de l’UE doit évoluer : il ne peut plus se limiter à promouvoir les « intérêts et valeurs de l’UE », mais doit s’appuyer sur des valeurs et des intérêts partagés. Les États africains et les communautés de pêche artisanale ne doivent plus être de simples destinataires de normes imposées par l’UE, mais devenir de véritables co-constructeurs d’une gouvernance océanique équitable et durable. Photo : Mediaprod.

Dans cette perspective, il est essentiel de renforcer ou de créer des espaces de dialogue inclusifs. La future Plateforme internationale pour la durabilité des océans (IPOS), proposée dans le cadre du Pacte européen pour les océans, pourrait par exemple favoriser un dialogue plus équilibré avec les pays africains, leurs sociétés civiles et les communautés de pêche artisanale. L’UE doit également instaurer un dialogue structuré sur la stratégie de son action externe en matière de pêche, en lien avec les organisations régionales africaines telles que l’UA-BIRA et la CEDEAO, ainsi qu’avec la société civile panafricaine et les organisations de pêche artisanale telles qu’AFRIFISH-net, AWFISHNET et la CAOPA.

Il est également nécessaire de repenser le partenariat UE-Afrique pour l'océan, qui s'articule autour d'un groupe stratégique et d'une feuille de route, mis en œuvre par le biais de la Fondation Afrique-Europe. Bien que son objectif officiel soit de renforcer la gouvernance des océans en soutenant l’innovation, les infrastructures maritimes et la recherche, il privilégie en réalité les modèles de croissance bleue industrielle, souvent au détriment des communautés de pêche artisanale africaines et de leurs droits. Le chapitre « Soutien financier et investissements » de cette feuille de route met en avant les partenariats public-privé comme leviers de la croissance bleue à travers des mécanismes de financement mixte (obligations bleues, carbone bleu, etc.). Cette orientation laisse peu de place au doute quant aux futures recommandations de la Fondation Afrique-Europe, qui pourraient privilégier les investissements vers la promotion d'autres industries bleues et infrastructures maritimes, avec un risque élevé de marginalisation des communautés de pêche artisanale en Afrique.

Le partenariat UE-Afrique pour l'océan doit recentrer ses priorités sur le renforcement de la résilience locale face aux défis tels que les impacts du changement climatique et la transition vers des systèmes alimentaires durables. Il est également essentiel que la mise en œuvre de sa feuille de route assure une représentation accrue des communautés côtières africaines dépendantes de la pêche, en leur offrant des moyens concrets et adaptés de participation.  Cela passerait par le soutien à la participation active et informée des hommes et des femmes de la pêche artisanale dans des forums tels que le Blue Africa Summit.

« Le partenariat UE-Afrique pour l’océan met l’accent sur une vision industrielle de la croissance bleue, souvent au détriment des droits des communautés de pêche artisanale. L’importance accordée aux mécanismes de financement mixte — tels que les obligations bleues ou le carbone bleu — est particulièrement préoccupante, car elle risque d’accentuer la marginalisation de ces communautés. » »

Enfin, le Pacte européen pour les océans promeut activement la planification spatialemaritime (PSM) en tant qu'outil de gouvernance permettant d'organiser l'accès aux zones maritimes et leur utilisation entre des secteurs tels que l'énergie, le transport maritime, la conservation et la pêche. Bien que cette approche puisse contribuer à réduire les conflits d'utilisation, la PSM présente un risque important pour la pêche artisanale. À la différence des acteurs industriels influents tels que ceux de l’énergie, des infrastructures portuaires ou du tourisme, les communautés de pêche artisanale peinent à faire entendre leur voix dans les négociations sur la PSM. C'est particulièrement vrai en Afrique, où la pêche artisanale est encore souvent marginalisée dans les politiques nationales. Cela conduit à leur exclusion progressive de leurs zones de pêche traditionnelles, sans reconnaissance de leur rôle écologique, économique et social dans les zones côtières.

L'UE, en tant que partenaire stratégique de l'Afrique dans la gouvernance des océans, pourrait jouer un rôle décisif en veillant à ce que les communautés africaines de pêche artisanale ne soient pas marginalisées de la PSM. Elle peut apporter une assistance technique et financière pour l'adoption de cadres juridiques qui reconnaissent explicitement les droits d'accès des communautés de pêche artisanale aux zones côtières, protègent leurs zones de pêche d'un développement industriel incontrôlé et exigent leur participation informée à tous les stades du processus de planification.

À cet égard, l'UE peut notamment soutenir les gouvernements africains dans leurs efforts pour mettre en place des accords de cogestion, des mécanismes de recours accessibles ou des évaluations de l'impact social et environnemental, dans le respect des lois nationales. En soutenant les engagements déjà pris par les pays africains – dans les déclarations de l'OEACP, de l'Union africaine et dans le cadre du PDDAA – l'UE peut se poser en alliée du développement durable et de la gouvernance inclusive. Le but n’est pas d'exporter des modèles européens, mais de soutenir les dynamiques africaines existantes en favorisant la participation éclairée des acteurs les plus vulnérables.

L'UE pourrait également conditionner ses investissements dans l'économie bleue en Afrique à la garantie qu'ils n'entraîneront pas le déplacement des communautés côtières ou la dégradation des écosystèmes marins essentiels à leur subsistance. En intégrant de manière systématique des études d'impact social sensibles au genre, qui tiennent compte l'impact sur la sécurité alimentaire, parallèlement aux études d'impact environnemental, l’Union européenne contribuerait à faire de la PSM un levier au service des droits, de la conservation et de la résilience des communautés. Elle éviterait ainsi que cet outil ne devienne un instrument de dépossession des communautés de pêche artisanale au profit de secteurs plus influents de l’économie bleue.

1.2 L'AVENIR DES APPD : PRIORITÉ AUX AVANTAGES TANGIBLES DANS LES PAYS TIERS

Les accords de partenariat pour une pêche durable (APPD) restent l'instrument phare de l'UE pour garantir aux flottes européennes un accès structuré et réglementé aux ressources halieutiques africaines. Face à l’évolution des dynamiques géopolitiques, notamment la présence croissante des flottes asiatiques, aux pressions environnementales liées au changement climatique, et aux enjeux sociaux comme les menaces pesant sur la sécurité alimentaire, les APPD doivent évoluer. Ils doivent devenir avant tout des instruments stratégiques de promotion d’une gouvernance des océans inclusive, dont la valeur repose sur des contributions concrètes au développement durable – en particulier pour les communautés dépendantes de la pêche –, à l’inclusion, à la participation active des parties prenantes, ainsi qu’au renforcement de la sécurité alimentaire.

Nous plaidons pour une nouvelle génération d'APPD basée sur les priorités suivantes :

1.2.1 Intégration des garanties en matière de droits humains et de transparence

Pour que l’UE respecte pleinement ses engagements dans ces domaines, les futurs APPD devraient systématiquement faire référence à la mise en œuvre des Directives volontaires de la FAO pour une pêche artisanale durable (DVPAD) et intégrer des clauses de transparence robustes, conformes aux exigences du standard international FiTI (Initiative pour la transparence des pêches).

Conformément à l’engagement de l’OEACP visant à établir, au niveau national, un registre des propriétaires effectifs des navires de pêche pour renforcer la transparence dans la gestion des pêches, l’UE devrait soutenir ses partenaires des APPD, membres de l’OEACP, à adopter une législation et des systèmes permettant de collecter et de rendre publiques les informations relatives aux propriétaires bénéficiaires des navires de pêche industrielle opérant dans leurs eaux.

1.2.2 Des sociétés mixtes transparentes, durables et bénéfiques pour les pays tiers

L'essor des sociétés mixtes dans le secteur de la pêche – principalement dans la capture, mais aussi dans la transformation – en lien avec l'UE soulève des questions majeures en termes de durabilité environnementale, de justice sociale et de transparence. Lorsqu’elles opèrent de manière transparente et durable, et sans concurrencer la pêche artisanale, ces sociétés mixtes peuvent néanmoins offrir des retombées socio-économiques significatives. Dans le cas contraire, elles contribuent à fragiliser les pêcheries artisanales, notamment lorsqu’il s’agit de chalutiers ciblant les petits pélagiques ou d’usines de fabrication de farine de poisson.

À ce jour, les sociétés mixtes ne sont encadrées par aucune règle spécifique au niveau européen, créant ainsi un angle mort dans la dimension externe de la politique commune de la pêche (PCP). Il est donc indispensable que l’UE intègre pleinement ces sociétés dans la dimension extérieure de la PCP et renforce ses exigences en matière de transparence et de durabilité, afin de prévenir les impacts négatifs sur les écosystèmes marins et sur les moyens de subsistance des communautés de pêche artisanale dans les pays tiers.

À cette fin, l’UE devrait mettre en place un registre obligatoire des sociétés mixtes de pêche, incluant la divulgation des bénéficiaires effectifs, des zones des opérations, des espèces ciblées ainsi que des licences détenues. Un tel registre existe déjà au niveau national, par exemple, en Espagne.

L’UE doit intégrer les investissements européens dans les pays tiers dans sa politique extérieure, en assurant davantage de transparence. Cela passe notamment par la création d’un registre des sociétés mixtes de pêche, incluant des informations sur les bénéficiaires effectifs. Les navires opérant dans le cadre de ces sociétés mixtes doivent être soumis aux mêmes normes de durabilité que celles applicables aux flottes de pêche lointaine de l’UE dans le cadre du règlement SMEFF. Photo : navire d’origine asiatique arborant désormais le pavillon de la Guinée-Bissau, source locale.

L’UE devrait exiger que les navires opérant dans le cadre de sociétés mixtes respectent les mêmes normes de durabilité que celles imposées aux flottes extérieures européennes dans le cadre du règlement SMEFF. Cela inclut notamment la traçabilité des captures, le respect des avis scientifiques, l’utilisation de dispositifs de suivi tels que l’AIS/VMS, ainsi que la présence d’observateurs à bord. Ces exigences devraient être élargies au-delà de la durabilité environnementale pour inclure des critères d’équité sociale et économique, tels que l'absence de concurrence avec la pêche artisanale sur les zones et les ressources, ou encore des conditions de travail décentes à bord.

L’UE pourrait également conditionner l’accès au marché européen, ainsi qu’à ses instruments de financement comme ceux de la Banque européenne d’investissement ou de l’initiative Global Gateway, au respect de critères sociaux et environnementaux précis : emploi local équitable, absence d’ingérence dans les zones côtières réservées à la pêche artisanale, recours à des pratiques de pêche sélectives, entre autres.

Enfin, dans les pays ayant conclu un APPD avec l’UE, ces critères devraient être intégrés directement dans les protocoles d’accord, par exemple sous la forme d’une annexe spécifique consacrée aux sociétés mixtes. Cette annexe pourrait détailler les obligations en matière de transparence, de durabilité, de suivi, et de partage équitable des bénéfices, ainsi que les mécanismes de suivi des entreprises existantes.

1.2.3 Une meilleure information et participation des parties prenantes locales

En réponse aux demandes récurrentes des communautés de pêche artisanale africaines et de la société civile, une nouvelle génération d'APPD doit faire de la participation un principe fondamental de la bonne gouvernance des accords. La négociation comme la mise en œuvre des APPD doivent être ouvertes aux parties les plus directement concernées par leurs effets.

« Le modèle des groupes consultatifs mis en place dans le cadre des accords commerciaux pourrait être adapté afin de garantir une consultation systématique et une participation effective des acteurs locaux du secteur de la pêche dans les Accords de Partenariat pour une Pêche Durable (APPD). » »

Les futurs APPD devraient, dès leur conception, intégrer des mécanismes concrets de consultation et de participation effective des communautés de pêche artisanale et des organisations de la société civile. Cela implique notamment la participation active des organisations locales de pêche artisanale et d’autres acteurs de la société civile aux commissions mixtes chargés du suivi des accords, ainsi qu’aux évaluations ex ante et ex post, etc.

Lorsque des groupes consultatifs nationaux existent, leur implication systématique devrait également être prévue dans ce processus. Dans les pays partenaires où de tels organismes n’existent pas encore, l'UE devrait encourager leur création, en s’inspirant du modèle des groupes consultatifs mis en place dans le cadre des accords commerciaux, notamment ceux relatifs au commerce et au développement durable.

Un tel mécanisme renforcerait non seulement la transparence et la responsabilité des accords, mais ancrerait également les APPD dans les réalités locales en intégrant les besoins, savoir et propositions des communautés côtières. Il offrirait au secteur de la pêche artisanale un espace d’expression sur la gouvernance des ressources, contribuant ainsi à la cogestion.

Par ailleurs, en soutenant officiellement cette participation, l’UE enverrait un signal fort de cohérence entre sa politique extérieure de la pêche et ses engagements en matière de droits humains.

1.2.4 Promouvoir la sécurité alimentaire

Les APPD devraient intégrer des clauses visant à évaluer et garantir la disponibilité des espèces pour la consommation locale. Cela passe notamment par la protection des zones de pêche artisanale et la promotion d’un système d’attribution de l’accès équitable et transparent, favorisant en priorité ceux qui pratiquent une pêche durable destinée à la consommation humaine plutôt qu’à la production de farine de poisson.

Lorsque cela est possible, et dans la mesure où ces activités ne concurrencent pas la pêche artisanale locale tout en soutenant les femmes engagées dans la transformation de poisson, les protocoles devraient également prévoir des incitations pour les débarquements destinés aux marchés nationaux ou régionaux, plutôt qu’exclusivement aux chaînes d’exportation. Ces débarquements doivent concerner des espèces consommées localement.

Enfin, des garanties spécifiques sont nécessaires pour s'assurer que le poisson utilisé dans la production de farine et d'huile de poisson ne compromet pas la nutrition locale.

1.2.5 Promouvoir une approche régionale des APPD

Accords thoniers

L'un des principaux obstacles à la gestion durable des ressources thonières est la fragmentation des APPD en une série d'accords bilatéraux entre l'UE et chaque État côtier de la même région. Cette approche bilatérale reste largement déconnectée des dynamiques régionales, en particulier de celles portées par les organisations régionales de gestion des pêches (ORGP).

Afin de développer une approche régionale cohérente des APPD dans les pêcheries de thon, l'UE devrait s'engager à coordonner ses accords avec les États côtiers avec les cadres régionaux déjà existants. Les discussions menées dans ces cadres régionaux doivent pleinement intégrer les recommandations formulées par les ORGP.

En matière d’allocation des ressources thonières, l’UE devrait, en concertation avec ses partenaires, défendre une approche de l’accès basée sur des critères environnementaux et sociaux. Cette approche devrait privilégier les opérateurs – qu’ils soient locaux (y compris les pêcheurs artisans) ou étrangers – qui pratiquent une pêche durable et génèrent les retombées économiques et sociales les plus significatives pour les États côtiers (emplois locaux, débarquements, etc.).

Cette approche devrait également inclure des mécanismes de concertation entre les pays partenaires d’une même région et l'UE, ainsi que des clauses contraignantes telles que le respect des plafonds régionaux d’effort de pêche, ou l’obligation de mettre en œuvre des mesures visant à réduire les prises accessoires d’espèces sensibles et de juvéniles – notamment par une meilleure gestion des dispositifs de concentration de poissons (DCP).

Enfin, une approche régionale renforcée des APPD thoniers ne saurait faire l’impasse sur l’inclusion pleine et entière des intérêts des pêcheries thonières artisanales, qu’elles soient existantes ou en développement. Les protocoles thoniers pourraient ainsi soutenir activement le développement du secteur thonier artisanal, tant au niveau des captures que de la transformation. Cela pourrait passer par un meilleur accès des femmes aux ressources thonières qu’elles transforment (comme en Côte d’Ivoire), par une augmentation de la valeur ajoutée locale des captures, ou encore par la mise en place de mécanismes de financement facilitant la transition durable des pêcheries côtières artisanales vers la pêche au thon (comme à Sao Tomé). L'UE pourrait également appuyer des initiatives régionales portées par des organisations de pêche artisanale, afin de renforcer leur participation éclairée à la gouvernance des pêcheries thonières et de garantir leur accès aux ressources via les systèmes d’allocation.

Les pays ne disposant pas d’infrastructures portuaires adéquates pour le débarquement du thon pourraient tirer parti d’une approche régionale des APPD thoniers. Celle-ci pourrait inclure un soutien au développement d’infrastructures régionales, telles que des centres de formation, ou à la mise en place d’une pêche thonière locale à petite échelle. Photo : des pêcheurs à Maurice, de Miguel Alcantara.

Une approche régionale cohérente permettrait aussi de mieux traiter des enjeux transversaux tels que le partage des bénéfices issus des accords thoniers. Par exemple, bien que les flottes thonières ne puissent pas débarquer dans tous les ports des pays où elles opèrent, il serait pertinent que les États ne disposant pas d’infrastructures portuaires adaptées puissent bénéficier d’un soutien, notamment à travers la création de centres de formation à la pêche, de dispositifs de formation d’observateurs régionaux, etc.

Stocks de petits pélagiques – Afrique de l'Ouest

En Afrique de l’Ouest, les stocks partagés de petits pélagiques ne sont actuellement couverts par aucune organisation régionale de gestion des pêches (ORGP).

Malgré une surexploitation avérée de la majorité de ces ressources, l'UE maintient l'accès de ses flottes à ces ressources dans plusieurs pays de la sous-région.

Dans l'attente de la mise en place d'une ORGP, l'UE peut d'ores et déjà renforcer sa collaboration avec les États côtiers et les organisations (sous-)régionales (CSRP, COMHAFAT, COPACE/FAO) qui sont engagés dans un exercice de détermination (par exemple, le projet FAO/Nansen) et d'harmonisation des conditions d'accès aux petits pélagiques (COMHAFAT, CSRP).

Ce renforcement de la coopération permettrait d'harmoniser les conditions d'accès à l'APPD pour les stocks partagés, de soutenir la recherche scientifique à l’échelle régionale, d’assurer une mise en œuvre des avis scientifiques et d'intégrer les initiatives de gestion participative portées par la pêche artisanale comme les commissions professionnelles mixtes.

Un cadre régional pilote pourrait être expérimenté pour les petits pélagiques d’Afrique de l'Ouest, en mettant l'accent sur des systèmes de gestion des stocks participatifs et transparents et fondés sur des mesures de conservation à l’échelle régionales.

1.2.6         Impacts du changement climatique

Le changement climatique aura des effets importants sur les APPD entre l'UE et les pays partenaires, en particulier en Afrique. Les modifications de la répartition des stocks halieutiques, liées à la hausse des températures marines, à l’acidification des océans et à la baisse des niveaux d’oxygène, entraîneront des déplacements géographiques ou une diminution des ressources ciblées (thon, petits pélagiques, crevettes, etc.). Ces évolutions affecteront directement la valeur économique des accords pour les pays partenaires. Les effets du changement climatique risquent également de réduire les captures disponibles pour la pêche artisanale locale, d’accentuer la concurrence entre cette dernière et les flottes industrielles (européennes ou non) et de fragiliser la viabilité à long terme des protocoles d’accès négociés.

Dans ce contexte, l’appui sectoriel intégré aux APPD constitue un levier stratégique pour renforcer la résilience climatique des écosystèmes marins et des communautés côtières. Il peut financer des actions telles que : l'amélioration des connaissances scientifiques ; l'élaboration de plans d'adaptation de la pêche ; la diversification des activités économiques, notamment pour les femmes affectées par la raréfaction des matières premières pour la transformation et ; le renforcement des capacités locales en matière de cogestion et de conservation. Il peut également servir à l’amélioration des infrastructures de débarquement et de conservation, afin de limiter les pertes post-capture.

Pour répondre efficacement aux enjeux climatiques, l’appui sectoriel des APPD doit être réformé afin d’intégrer plus systématiquement des objectifs environnementaux et sociaux. Cela suppose une implication active des pêcheurs artisans et des femmes dans la planification, la mise en œuvre et le suivi des actions financées, notamment par la participation de leurs représentants aux commissions mixtes des APPD. Il est essentiel d’adopter une approche réellement participative, alignée sur les priorités nationales en matière de climat, et cohérente avec les engagements internationaux en matière d’adaptation, de préservation de la biodiversité et de sécurité alimentaire. Ainsi repensés, les APPD peuvent devenir de véritables instruments de solidarité climatique et de développement durable. 

2. Pour un soutien efficace, la cohérence des ressources financières est essentielle

Afin de soutenir véritablement la pêche durable, et en particulier la pêche artisanale, dans les pays africains, l'UE doit mobiliser ses instruments financiers de manière cohérente, stratégique et ciblée. Or, à ce stade, rien ne garantit que ce sera effectivement le cas.

D’une part, la proposition de la Commission européenne pour le cadre financier pluriannuel (CFP) 2028-2034 prévoit un soutien à la mise en œuvre de la PCP, du Pacte européen pour les océans, ainsi que de la politique maritime et aquacole de l’UE, via le Fonds destiné aux plans de partenariat nationaux et régionaux (PPNR). La nouvelle approche vise à rationaliser les interventions en fusionnant les priorités de cohésion, agricoles, rurales et maritimes (y compris la pêche) au sein de stratégies nationales et régionales, ou co-régionales, élaborées conjointement par la Commission et les États membres. Ces stratégies seraient mises en œuvre dans le cadre d’un partenariat unique par État membre.

« La Commission doit clarifier de toute urgence à quelle ligne budgétaire seront rattachés les APPD. Certains documents les associent aux Plans de Partenariat Nationaux et Régionaux (PPNR), tandis que d’autres les inscrivent sous l’instrument Global Europe, ce qui engendre une confusion. » »

La proposition de la Commission pour le fonds PPNR indique explicitement qu'il continuera à être l’instrument financier principal pour « poursuivre la mise en œuvre concrète des objectifs de l’Union, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’UE ». Ce financement est présenté comme un levier essentiel pour renforcer la gouvernance internationale des océans. La Commission européenne souligne également qu'un financement continu est indispensable « pour financer la coopération internationale : Cela inclut notamment APPD et les ORGP, en créant les leviers appropriés et en favorisant les résultats, afin de créer les conditions propices à des résultats concrets, promouvoir des normes mondiales ambitieuses et affirmer l’influence de l’UE sur la scène internationale. »

Cependant, d'un autre côté, la proposition de la Commission pour le CFP inclut également l’instrument Global Europe, qui regroupe désormais l’ensemble de l’action extérieure de l’UE, en fusionnant l’ancien NDICI, l’aide humanitaire et le soutien à la préadhésion. Cet instrument couvre les thèmes de la gouvernance des océans, du climat, de la biodiversité et des économies bleues durables. Dans sa communication sur le CFP (voir page 30), la Commission indique que le financement des APPD ainsi que des actions de l’UE au sein des ORGP relèverait de la ligne budgétaire de Global Europe

Affectation budgétaire des APPD : la Commission européenne doit trancher entre Global Europe et le PPNR

L'accent mis, dans le cas du PPNR, sur le soutien à la pêche artisanale en Europe témoigne de la prise de conscience, par la Commission, du rôle essentiel de ce secteur pour assurer une pêche durable et le développement des zones côtières. Cette réalité est encore plus marquée en Afrique, où les pêcheries artisanales constituent la véritable colonne vertébrale des communautés côtières.

Que le financement des APPD et des ORGP relève du programme Global Europe ou du fonds PPNR, il est essentiel que les APPD soient pleinement intégrés à la stratégie d’action externe de l’UE dans le domaine de la pêche. L’objectif principal ne devrait pas être de garantir l’accès des flottes européennes, mais bien de soutenir la pêche durable dans les pays partenaires.

Dans cette perspective, d’autres lignes budgétaires du programme Global Europe, susceptibles de financer des projets en lien avec le renforcement des capacités ou la résilience climatique des communautés côtières africaines, devraient venir en complément des financements issus des APPD. Elles pourraient notamment soutenir des initiatives que ces derniers ne couvrent pas entièrement, telles que le développement de chaînes de valeur locales (par exemple : infrastructures de débarquement pour la pêche artisanale, activités de transformation assurées par les femmes, etc.), l’adaptation climatique des petites entreprises du secteur halieutique, l’assistance technique aux institutions et aux communautés de pêche artisanale, la participation éclairée des pays africains aux ORGP, ou encore la création d’une nouvelle ORGP pour les petits pélagiques en Afrique de l’Ouest.

Cependant, en l’absence d’une volonté politique explicite de promouvoir un soutien cohérent à la pêche artisanale en Afrique, ainsi que de mécanismes de coordination adaptés, les projets de Global Europe sur les océans risquent de se concentrer essentiellement sur des thématiques comme la conservation ou la sécurité maritime, en négligeant le soutien nécessaire au secteur de la pêche artisanale. Parallèlement, les financements du PPNR liés aux opérations de pêche en Afrique continueront d’être principalement associés aux accords d’accès pour les flottes de l’UE.

Dans le cadre de sa stratégie d’action externe en matière de pêche, l’Union européenne doit veiller à une meilleure articulation entre les dépenses liées aux initiatives de pêche du programme Global Europe et celles des APPD. Les synergies entre ces deux instruments doivent garantir durabilité, transparence, sécurité alimentaire et résilience climatique dans les pays partenaires.

Une réduction des fonds alloués par l’UE à la gouvernance et au développement durable de la pêche risquerait de compromettre son influence stratégique face à d’autres acteurs puissants présents dans la région. Elle affaiblirait également les normes de transparence et de bonne gouvernance que l’UE s’efforce de promouvoir. Photo : thonier senneur à Maurice, par Jo-Anne McArthur.

Par ailleurs, il est probable que, globalement, les montants alloués aux actions extérieures dans le domaine de la pêche soient revus à la baisse par rapport au cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027. Dans la proposition du prochain CFP, le Fonds européen pour les affaires maritimes, la pêche et l’aquaculture (FEAMP) serait intégré au fonds PPNR, un fonds majoritairement orienté vers les secteurs agricole et de cohésion. Global Europe, pour sa part, deviendrait un méga-fonds sans lignes budgétaires sectorielles clairement définies. Ainsi, cela pourrait entraîner une diminution relative des financements dédiés à la pêche extérieure au profit d'autres priorités géopolitiques (telles que l'Ukraine, l'agriculture, etc.).

Une réduction de l’appui global de l’UE à la gouvernance et au développement durable de la pêche dans les pays partenaires risquerait non seulement de fragiliser son influence stratégique face à d’autres acteurs émergents, comme la Chine, qui augmentent leur soutien, mais aussi de compromettre la promotion des normes de transparence et de bonne gouvernance que l’UE s’efforce de défendre dans sa politique externe.

Dans ce contexte de possible réduction budgétaire, l'efficacité et les résultats tangibles deviennent essentiels. Favoriser les synergies entre les financements Global Europe et les APPD est une stratégie clé pour d'améliorer l'efficacité. Un soutien renforcé à la pêche artisanale – pilier des économies côtières, de la sécurité alimentaire et de la résilience climatique – permettra de générer des bénéfices tangibles pour les pays partenaires. Il est donc crucial que la stratégie externe de l’UE en matière de pêche intègre explicitement la pêche artisanale comme secteur prioritaire.

Il sera également essentiel de réorienter les fonds publics européens actuellement consacrés au financement de l’accès aux ressources dans le cadre des APPD vers un appui sectoriel aligné sur les priorités de développement durable des pays partenaires, afin d'améliorer le soutien de l'UE au développement de la pêche durable dans les pays partenaires.

Une meilleure coordination entre les différentes politiques et instruments de financement implique également la mise en œuvre de stratégies régionales par bassin océanique – une approche déjà proposée par la Commission européenne il y a une dizaine d’années et soutenue par le Parlement européen. Ces stratégies devraient être élaborées en partenariat étroit avec les gouvernements concernés et les parties prenantes africaines, notamment les représentants de la pêche artisanale, et s’appuyer sur une coordination interservices renforcée entre les directions générales compétentes (MARE, INTPA, SEAE).

Cette coordination pourrait être renforcée par la mise en place d’un dialogue annuel entre les ministres européens en charge de la pêche et du développement, afin de maintenir un engagement politique fort. En parallèle, il serait pertinent de relancer le dialogue entre les administrations impliquées dans ces politiques – notamment la DG MARE, la DG INTPA et les services en charge de la coopération halieutique dans les États membres. Jusqu’il y a une dizaine d’années, un tel dialogue existait au sein de l’EUFDAN, le réseau européen des administrations en charge du développement de la pêche.

Conclusion

Grâce à sa stratégie d'action extérieure en matière de pêche, l'UE dispose d’un levier puissant pour faire avancer ses engagements internationaux en matière de durabilité, de sécurité alimentaire, de justice climatique et de droits humains.

Pour concrétiser cette ambition – en particulier dans le cadre des discussions sur le prochain CFP – l’UE doit repenser ses instruments, en les alignant plus étroitement sur les priorités exprimées par ses partenaires africains, notamment les communautés de pêche artisanale. Ces dernières sont au cœur de la sécurité alimentaire, de la préservation de la biodiversité et de la résilience face aux effets du changement climatique.

Cela appelle une nouvelle approche fondée sur la transparence, la reconnaissance du rôle stratégique des communautés de la pêche artisanale, et un soutien renforcé à ces dernières en tant que composante essentielle de la stratégie extérieure européenne en matière de pêche.

Cette stratégie doit être guidée par des principes de cohérence et d’inclusivité : la gouvernance des océans doit se faire avec les communautés de pêche artisanale, et non en leur nom. L’UE a la responsabilité de s’assurer que ses choix financiers, diplomatiques et techniques contribuent à renforcer ces communautés – et non à les marginaliser.

Ce faisant, l’UE ne se contentera pas d’honorer ses engagements multilatéraux ; elle s’affirmera aussi comme un acteur crédible d’une diplomatie océanique inclusive, capable d’articuler justice sociale, conservation marine et sécurité alimentaire au bénéfice des générations présentes et futures.


Photo de l’entête : Le port de Vigo, le plus grand port de pêche d'Europe, au coucher du soleil. Unsplash.