Des intérêts européens douteux derrière un naufrage mortel en Mauritanie

Mi-septembre, un navire-usine sous pavillon gambien et de propriété maltaise percutait et coulait un chalutier sous pavillon mauritanien et de propriété espagnole. Cinq marins mauritaniens y ont perdu la vie. Quid de la responsabilité européenne derrière cette tragédie ?

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Dans la soirée du 12 septembre 2025, le chalutier TAFRA 3, 31 mètres, d’origine espagnole et battant pavillon mauritanien, a coulé en quelques minutes après avoir été percuté par le RIGHT WHALE, un navire-usine de 105 mètres battant pavillon gambien.

Vingt et un membres d'équipage du TAFRA 3 ont été secourus mais cinq de ses marins, d’origine mauritanienne, sont toujours portés disparus, présumés péris en mer.

Une vidéo publiée en ligne montre le RIGHT WHALE percutant le TAFRA 3 alors qu'il était en pleine activité de pêche et que sa capacité de manœuvre était donc réduite. Personne n’était sur le pont du navire usine au moment de l’impact avec le TAFRA 3. Une enquête judiciaire est toujours en cours par les autorités mauritaniennes pour déterminer les responsabilités.

Le naufrage s'est produit à environ 23 milles marins au sud-ouest du Cap Blanc, dans la zone économique exclusive (ZEE) mauritanienne, l'une des zones de pêche les plus denses d'Afrique de l'Ouest, où les bateaux de pêche industrielle cohabitent avec les bateaux artisans.

1. Derrière les pavillons africains, des sociétés européennes

Le TAFRA 3, chalutier de fond mauritanien dont le propriétaire est espagnol, détenait une licence de pêche céphalopodière, et ciblait occasionnellement le merlu durant les périodes d’arrêt biologique pour les céphalopodiers. Il est à noter que suite à l’accès zéro pour le poulpe inscrit depuis 2012 dans l’Accord de partenariat pour une pêche durable (APPD) entre l’Union européenne (UE) et la Mauritanie, plusieurs chalutiers céphalopodiers européens se sont repavillonnés, notamment en Mauritanie, afin de continuer leurs opérations dans cette pêcherie.

Le navire-usine RIGHT WHALE n’est pas un inconnu. En 2021 déjà, CAPE avait répertorié ce bateau parmi une douzaine de bateaux-usines repavillonnés au Cameroun, et détenus ou gérés par des sociétés basées en UE. Plusieurs de ces navires, y compris de la famille des ‘WHALE’ ont un passé de pêche illégale en Afrique de l'Ouest.

La réglementation européenne sur le contrôle, revue en 2024, interdit aux bateaux détenus ou gérés par des entreprises de l’UE de se pavilloner dans les pays auxquels l’UE a donné un « carton rouge » pour non-coopération dans la lutte contre la pêche INN. Le Cameroun ayant reçu ce carton rouge, cela a provoqué un exode de ces navires d’origine européenne vers d’autres pays africains, notamment vers la Guinée-Bissau ou la Gambie, comme pour le RIGHT WHALE.

Lorsque celui-ci opère en Mauritanie, il cible les petits pélagiques, ces mêmes ressources qui sont également pêchées par les pêcheurs artisans, fumées ou séchées par les femmes transformatrices de poisson, dans des pays comme le Sénégal ou la Gambie. Les activités des navires-usines comme le RIGHT WHALE ajoutent à la pression excessive exercée sur les petits pélagiques, dont beaucoup sont surexploités, menaçant l'avenir des communautés qui en dépendent pour leur subsistance et leur alimentation.

Une société enregistrée à Malte avec des intérêts russes, émiratis et baltes

Tout comme en 2021, le RIGHT WHALE est toujours la propriété de la Ocean Whale Company Limited, une société enregistrée à Malte dont les dirigeants et les actionnaires sont d’origine russe, balte et émiratie, d’après les données de l'ICIJ (International Consortium of Investigative Journalists).

Avant le Cameroun, le bateau était passé par d’autres pavillons douteux, qui ont aussi été mis à l’index pour leur laxisme face à la pêche INN : les Comores, Saint Kitt et Nevis. Après le Cameroun, le bateau a été repavillonné en Guinée Bissau, avant de battre aujourd’hui pavillon gambien.

Lors de son passage éclair sous le pavillon bissau-guinéen, ce bateau a fait l’objet, avec les autres navires ‘WHALE’, d’une étude de cas de l’ONG Oceana, intitulée « Comment les ressortissants de l'UE peuvent exploiter des lacunes juridiques et tirer profit de la possession de navires de pêche non européens. » Les navires ‘WHALE’ avaient été choisis pour l’étude « en raison de leur historique de changements de nom et de pavillon, ainsi que de leur implication potentielle dans la pêche INN. »

Leur passage en Guinée-Bissau a aussi suscité les critiques des membres de la Commission de la pêche (PECH) du Parlement européen fin 2024. En effet, alors que le nouveau protocole de l’accord de pêche avec la Guinée-Bissau accordait un accès 0 aux petits pélagiques pour les navires européens, les navires « WHALE » contournaient cette restriction par le repavillonnement local.

2. Responsabilité des opérateurs et des capitaux liés à l'UE

Comme le souligne Oceana, les changements répétés de pavillon, l’absence de transparence sur les bénéficiaires effectifs, le pavillonnement et les opérations concentrées dans des pays où le contrôle est un défi sont des caractéristiques qui constituent des indicateurs de risque élevés de pêche INN.

« Nous avons un navire dont la propriété est européenne qui présente un risque élevé de pêche INN et dont les activités ont conduit au naufrage d’un chalutier, avec des conséquences tragiques. Dans ce cas, c’est clairement une question de gouvernance que l’UE doit examiner”. »

On a donc un navire dont la propriété et la gestion sont maltaises – donc européennes – qui montre un risque élevé de pratiques illicites, et dont l’action a mené au naufrage d’un bateau en Mauritanie, avec un bilan tragique : la disparition en mer de cinq marins mauritaniens.

Dans un tel cas, la diligence raisonnable, la culture de la sécurité et les dispositions en matière de responsabilité ne sont pas des ‘questions privées’ à régler par les opérateurs, elles aussi relèvent clairement de la politique européenne envers les ressortissants impliqués.

a) Responsabilité du pays du propriétaire bénéficiaire et nécessité d’une action extérieure cohérente

L'UE n'hésite pas à utiliser l'instrument de « cartage » INN contre des États du pavillon ouest-africains comme le Cameroun, ou plus récemment le Sénégal, invoquant le faible contrôle des flottes (y compris les bateaux appartenant à des propriétaires bénéficiaires européens). Cela devrait fonctionner dans les deux sens : Si l'UE attend des États côtiers africains qu'ils contrôlent les flottes à risque, elle doit également veiller à ce que les propriétaires, gestionnaires, financiers et prestataires de services basés dans l'UE, comme ici à Malte, n'exportent pas le risque et ne bénéficient pas de l'impunité.

« La politique INN doit être cohérente : si l’Union européenne attend des États côtiers africains qu’ils contrôlent les flottes à risque, elle doit également veiller à ce que les armateurs basés dans l’UE n’exportent pas le risque et ne jouissent pas de l’impunité”. »

Afin de soutenir l’enquête en cours en Mauritanie, l’UE devrait faire pression sur Malte pour qu'elle examine si des ressortissants de l'UE ont manqué à leur devoir de diligence ou à leurs obligations en matière de systèmes de gestion de la sécurité, ce qui pourrait équivaloir à un soutien à des comportements illégaux en mer.

Tout cela ne préjuge en rien de la procédure judiciaire mauritanienne et n'absout pas les autres acteurs de leurs responsabilités. Mais c'est à l'UE qu'incombe la responsabilité politique du modèle de gouvernance. Si ce modèle entraîne une collision nocturne qui envoie un navire mauritanien par le fond avec cinq hommes perdus en mer, alors ce modèle n'est pas suffisamment sûr et l'UE doit contribuer à le corriger, de manière transparente, rapide et dans le respect de la justice.

B) Utiliser l’architecture des accords de pêche pour promouvoir une gouvernance responsable dans la région

Il est à remarquer que les deux derniers pavillons du RIGHT WHALE, la Guinée-Bissau et la Gambie, sont des pays avec lesquels l’UE a passé un APPD. L'accord avec la Gambie est peut-être « dormant » aujourd'hui, mais l'architecture de coopération reste en place. C'est précisément des cas comme le naufrage du TAFRA 3 qui montrent pourquoi les accords cadre devraient être utilisés même quand il n’y a pas de protocole actif.

Lorsqu'un navire battant pavillon gambien mais détenu et géré par des opérateurs européens est impliqué dans un accident mortel dans la ZEE mauritanienne, la question ne se pose pas seulement en termes de responsabilité de l'État du pavillon, mais aussi de savoir si l'UE utilise ses partenariats pour renforcer la transparence, la sécurité en mer, la surveillance et la responsabilité dans toute la région.

Conclusion

Ce naufrage tragique au large de la Mauritanie ne relève pas d’un simple accident en mer. Il met en lumière les failles d’un système où des opérateurs européens sous pavillon africain contournent les règles, sans contrôle ni transparence. Si l’UE veut réellement défendre une pêche durable et sûre, elle doit assumer sa part de responsabilité, en s’assurant que ses propres ressortissants ne puissent plus agir en toute impunité dans les eaux africaines.


Photo de l’entête: Capture d'écran de la vidéo prise par la caméra du pont du RIGHT WHALE montrant la collision avec le TAFRA 3. Source : Kanal13.