Afrique de l'Ouest : L'Union européenne devrait favoriser la consommation humaine plutôt que la production de farine et d'huile de poisson

LETTRE CONJOINTE : 11 organisations africaines de pêche artisanale et ONG de développement envoient une lettre aux commissaires Virginius Sinkevicius et Jutta Urpilainen leur demandant d'utiliser la voix cruciale de l'UE à travers les accords de partenariat pour une pêche durable et le partenariat UE-Afrique pour faire face à la crise alimentaire imminente dans la région de l'Afrique de l'Ouest liée à la production de farine de poisson et d'huile de poisson.

Du 5 au 7 décembre 2023, la FAO, en collaboration avec la Global Roundtable on Marine Ingredients et l'Iceland Ocean Cluster, a organisé un atelier à Accra (Ghana) sur le thème : « Optimiser la sécurité alimentaire et nutritionnelle et les avantages de la production de petites espèces pélagiques en Afrique subsaharienne ». L'objectif de cette réunion était de discuter de la manière d'accroître les bénéfices tirés des petits pélagiques pour la sécurité alimentaire et nutritionnelle et les moyens de subsistance, tout en gérant les compromis avec la demande de farine et d'huile de poisson.

Cet atelier fait suite à un rapport commandé par le Comité des pêches pour l'Atlantique Centre-Est (COPACE) sur les « Impacts socio-économiques et biologiques de l'industrie des aliments pour poissons en Afrique subsaharienne », publié en 2022. Ce rapport recommandait (1) de limiter la production d'aliments pour poissons en fonction de l'état des stocks de poissons et des besoins de consommation humaine, (2) de réduire les prises accessoires et les pertes destinées à la production de farine de poisson, et (3) de réglementer délibérément le prix du poisson pour la consommation humaine afin de réduire la concurrence néfaste de l'industrie de l'alimentation pour poissons.

Protéger la pêche artisanale et promouvoir la consommation humaine

Les organisations de la société civile, les communautés locales de pêche, les scientifiques et les ONG internationales alertent depuis plus de dix ans sur le déclin de la sardinelle en Afrique de l'Ouest. La sardinelle, une espèce petits pélagiques, est un aliment de base pour la région, traditionnellement pêchée par des pêcheurs artisans et transformée et commercialisée par des femmes. Par exemple, au Sénégal, un rapport publié dans le cadre d'un projet financé par l'Union européenne (UE) a révélé que la disponibilité des petits pélagiques par habitant a diminué de 16 kg/an à 9 kg/an en 10 ans. Nous, signataires, tenons à insister que la rareté de ce poisson met en péril la sécurité alimentaire de toute la région de l'Afrique de l'Ouest et déstabilise davantage les communautés côtières.

Cette crise alimentaire a trois causes principales :

Tout d'abord, il y a l'absence d'une gestion concertée. Les petits pélagiques sont des espèces qui migrent entre les côtes du Maroc et de la Guinée Bissau. Alors que ces stocks sont partagés entre la Mauritanie, le Sénégal et la Gambie, ces pays ne travaillent pas ensemble pour fixer des totaux admissibles de captures ou des quotas pour chaque pays, malgré l'obligation légale des États d'assurer la gestion concertée de ces espèces. Cette inertie institutionnelle perdure depuis plus d'une décennie malgré les appels répétés des acteurs de la pêche artisanale concernant l'état alarmant des stocks.

Deuxièmement, la demande mondiale croissante de farine et d'huile de poisson (FMFO) a conduit à la prolifération d'usines dans la région, qui utilisent la sardinelle. L'utilisation de la sardinelle comme farine de poisson pour nourrir des poissons d'élevage dans les pays développés au lieu de nourrir des populations affamées est inconcevable, et c'est pourtant ce qui se passe en Afrique de l'Ouest. Pour les signataires de cette lettre, l'accès à la sardinelle doit être exclusivement réservé aux pêcheurs artisans qui pêchent pour la consommation humaine.

Enfin, en raison du manque d'investissement dans la chaîne des petits pélagiques pour la consommation humaine, une grande partie du poisson qui pourrait être consommé par la population locale est gaspillée et traitée comme « impropre à la consommation » par l’industrie minotière. Il est urgent que les infrastructures de conservation, de transformation et de transport du poisson dans la région soient développées de manière à assurer et optimiser la sécurité alimentaire des populations.

Le devoir de vigilance des entreprises européennes

Nous souhaitons premièrement attirer l'attention de la Commission européenne sur le fait que les entreprises européennes bénéficient de cette production non durable qui entraîne la perte d'emplois pour les hommes et les femmes de la pêche artisanale et menace le droit à l'alimentation des populations d'Afrique de l'Ouest puisque de la farine et de l'huile de poisson d'Afrique de l'Ouest sont importées sur le marché de l'UE.

Par exemple, l'UE importe 70 % de l'huile de poisson produite en Mauritanie, une société française, OLVEA, important la majeure partie de cette huile de poisson. OLVEA affirme qu'elle s'approvisionne en produits de manière durable. Cependant, malgré les efforts d'écoblanchiment déployés par l'entreprise, cette production ne peut être rendue durable. Nous craignons que cette production ne passe entre les mailles du filet de la nouvelle directive sur le devoir de vigilance pour des entreprises durables (CSDDD) en raison de la petite taille d'une entreprise telle qu’OLVEA. Cependant, l'impact de ses opérations en Afrique de l'Ouest est néfaste.

Deuxièmement, l'UE est un marché important pour les poissons d'élevage produits dans des pays tels que la Norvège, la Chine ou la Turquie, qui utilisent également ces produits en provenance d'Afrique de l'Ouest. Actuellement, les importations de produits de la pêche et de l'aquaculture ne sont soumises qu'aux réglementations sanitaires et au règlement INN. Cependant, rien ne garantit que les conditions de production de ces importations respectent les normes européennes en matière d'environnement, de droits humains et de droit du travail.

Ce que l'UE peut faire

La déclaration finale de l'atelier d'Accra confirme une fois de plus la pertinence des recommandations du rapport de la FAO de 2022. Tout d'abord, elles réaffirment le droit à l'alimentation et l'accès à des aliments sains et à la nutrition pour les communautés locales. Cela inclut les petits pélagiques, dont la consommation doit être encouragée et augmentée parmi les populations les plus vulnérables. La déclaration met également l'accent sur la surexploitation de certains stocks de petits pélagiques et sur l'urgence de leur gestion durable et régionale, ainsi que sur la responsabilité des États côtiers. Enfin, le manque de données sur les captures utilisées pour la fabrication de farine et d'huile de poisson reste un obstacle à la gestion durable des pêches.

Nous tenons à réaffirmer notre soutien aux recommandations formulées dans le rapport de la FAO et nous invitons l'UE à soutenir publiquement ces demandes au niveau international. Pour contrer l'inertie institutionnelle, une véritable impulsion politique est nécessaire. L'UE dispose d'une voix cruciale grâce à son implication dans la région à travers les Accords de Partenariat pour une Pêche Durable (APPD), et plus généralement, le partenariat UE-Afrique.

D'autre part, pour assurer la cohérence entre les actions internes et externes, l'UE devrait veiller à ce qui suit :

  • Soutenir la recherche et la coordination régionale pour s'assurer que les évaluations et les recommandations sont produites à temps ; en particulier en soutenant et en coopérant avec la FAO et d'autres organisations régionales de pêche telles que la CSRP ; et

  • Soutenir les investissements dans la chaîne de valeur des petits pélagiques destinés à la consommation humaine ; notamment en renforçant les structures d’accueil de ces poissons (points de débarquements aménagés, amélioration des structures de conservation, etc.)

Cela doit se faire à la fois par le biais de l’appui sectoriel des APPD et par des projets financés par la DG INTPA.

En outre, nous demandons instamment à l'UE de restreindre strictement les importations de farine et d'huile de poisson en provenance de régions où les populations pâtissent de l’insécurité alimentaire et où il est prouvé que les stocks de poissons sont surexploités. L'UE devrait également demander à ses entreprises qui importent de l'huile et de la farine de poisson d'introduire une transparence totale sur leurs pratiques d'approvisionnement et exiger qu'elles fassent preuve d’un devoir de vigilance dans leur chaîne d'approvisionnement. Les signataires soulignent qu'un simple engagement à traiter les problèmes n'est pas suffisant pour considérer que le problème est traité de manière adéquate.

Enfin, l'UE devrait envisager de restreindre les importations de produits aquacoles qui ont été nourris avec des aliments à base de poisson provenant de ces régions. Les signataires de cette lettre soulignent que l'UE ne peut pas continuer à importer des produits de la pêche et de l'aquaculture qui vont à l'encontre des principes de durabilité qu'elle défend.  

Les signataires

Association pour la promotion et la responsabilisation des acteurs de la pêche artisanale maritime (APRAPAM)

Brot fuer die Welt, Allemagne (Pain pour le monde)

Canoe Owners Association of Ghana (CaFGOAG)

Coalition pour des accords de pêche équitables (CAPE)

Confédération africaine des organisations de pêche artisanale (CAOPA)

Fair Oceans, Allemagne

Fédération Libre de Pêche Artisanale (FLPA, Mauritanie)

Fédération Nationale des Sociétés Coopératives et Acteurs de la Filière Pêche de Côte d’Ivoire (FENASCOOP-CI)

Feedback EU

Union des pêcheurs artisanaux de Sierra Leone (SLAFU)

Société suédoise pour la conservation de la nature (SSNC)

Photo de l'entête: Une transformatrice de poisson à Kafountine, en Casamance (Sénégal), par l'Agence Mediaprod.