Quand les populations ont faim, les images de poisson frais pour la farine choquent

31 janvier 2022. Port de pêche de Nouadhibou. Un passant filme un senneur d’origine turque, EL BOURAGH, en train de dégorger ses captures de petits pélagiques dans des camions citernes.

On ne voit pas grand-chose de ce qui est débarqué, si ce n’est quelques petits poissons sur le sol, que le témoin identifie comme des juvéniles de sardinelles. En général, le transfert des captures se fait par un tuyau qui aspire le poisson du bateau vers le camion. Ce poisson est destiné à être transformé en farine et en huile, ensuite exportées vers la Chine, la Turquie, ou l’Europe, pour nourrir les animaux d’élevage, y compris d’autres poissons.

Aujourd’hui, il faut plus de cinq kilos de poissons, essentiellement des petits pélagiques, pour faire un kilo de farine de poisson. Dans une deuxième vidéo (voir plus bas), un autre témoin, Ibrahim, filme les alentours d’une ‘usine moca’ – usine de fabrication de farine et d’huile de poisson. D’énormes tas de sardinelles et d’autres poissons, frais, brillants, de bonne taille, sont à même le sol, en plein soleil. S’ils étaient traités autrement, ces poissons pourraient sans doute servir à l’alimentation humaine, dans un pays, une région où la malnutrition est bien présente.

Ces vidéos, transmises par la Fédération Nationale de Pêche Artisanale de Mauritanie (FNPA), posent une fois de plus la question de l’utilisation des petits pélagiques par les usines ‘moca’ en Mauritanie.

Les efforts pour réduire la production de farine n’ont pas porté leurs fruits

Depuis 2015, les autorités mauritaniennes, à travers des arrêtés et circulaires successifs, promeuvent l’utilisation de petits pélagiques pour la consommation humaine, et tentent de diminuer les quantités qui sont réduites en farine et en huile. Déjà, dans une lettre circulaire de 2015, le Ministre en charge de la pêche demandait de « réorienter l’action des usines de farine et d’huile vers ses objectifs de transformation et de valorisation des déchets et rebuts de poisson ». Chaque usine restait autorisée à transformer une quantité de 10.000 tonnes de poisson entier, correspondant à 2.000 tonnes de farine, avec la volonté de réduire cette quantité de 15% dans les quatre années suivantes.

En 2017, les autorités adoptaient des mesures complémentaires pour décourager la production de farine et d’huile de poisson, comme d’augmenter les taxes à l´exportation (passant de 1% à 8%). Mais, en 2020, à cause de contrôles trop laxistes, mais aussi du manque d’installations de transformation de ces petits pélagiques pour l’alimentation humaine, force était de constater que c’est le contraire qui s’est produit, avec des chiffres de production de farine et d’huile qui avaient triplé.

Dans un arrêté de mai 2021, les autorités mauritaniennes introduisent une nouvelle condition pour les navires de pêche fraîche des petits pélagiques. Ils devront tous, endéans les trois mois, « être pourvus à leur bord de dispositifs fonctionnels de conservation de produits de pêche, comme le système RSW (Refrigerated Sea Water) ou la conservation sous glace dons des caissons ». De plus, « les conditions de débarquement, de manutention et de transport doivent impérativement satisfaire aux normes environnementales, techniques et sanitaires en vigueur ou reconnues comme telles […]. Tous les produits qui deviennent impropres à la consommation humaine pourraient être orientés à la farine ».

Les images transmises par la FNPA ne donnent que peu d’indications sur les systèmes de conservation à bord du bateau EL BOURAGH. Par contre, il est clair que les conditions de débarquement, de manutention et de transport ne satisfont pas aux normes sanitaires : les camions filmés ne sont pas des camions frigos, et du poisson sans réfrigération, au soleil, ou mis en tas à même le sol devient très vite « impropre à la consommation humaine ».

Les chiffres concernant le premier semestre 2021 montrent que la transformation en farine et huile reste importante, même si elle enregistre une légère diminution : dans les six premiers mois de 2021, 60.000 tonnes de farine ont été produites et exportées, pour près de 50000 tonnes, vers l’Asie, ainsi que plus de 10000 tonnes d’huile, exportées en quasi-totalité vers l’Europe, particulièrement en France. 60.000 tonnes de farine, cela représente 300.000 tonnes de poissons pélagiques… Si la tendance se confirme pour la fin de 2021, près de 600.000 tonnes de pélagiques, dont une bonne partie aurait pu servir à nourrir les populations, finiront en farine et en huile. Il y a encore trop de petits pélagiques, - y compris de sardinelle ronde, une espèce surexploitée -, qui vont à la farine.

Comme l’indique la journaliste et activiste Maimouna Saleck, qui a assisté au débarquement d’un senneur turc au port de Tanit : « ce qui était rassurant était la présence des scientifiques de l’IMROP, mais le nombre de cartons de congelés destinés à la consommation humaine était insignifiant par rapport aux quantités prises par les camions pour mettre à la farine ».

Ils sont nombreux dans le secteur de la pêche artisanale, comme dans la société civile, à demander de limiter le nombre d’usines à deux ou trois pour absorber uniquement les déchets et les espèces non consommables, d’améliorer la transparence dans le secteur, et le contrôle du respect des normes édictées par les autorités et, dans le même temps, de développer les capacités de traitement pour des produits destinés à la consommation humaine.

Contribution de l’APPD UE-Mauritanie

Dans le dernier protocole d’accord de partenariat pour une pêche durable entre l’UE et la Mauritanie, plusieurs mesures vont dans ce sens. L’engagement de la Mauritanie d’adopter un plan pour la gestion durable des petits pélagiques, sur base des recommandations du Comité Scientifique Conjoint devrait permettre de réduire l’effort de pêche sur les ressources de sardinelles. Ce comité proposait en 2021 l‘interdiction d'utiliser les deux espèces de sardinelles pour la farine de poisson, la réduction de la taille des engins de pêche, notamment des senneurs turcs (navires côtiers), et l’instauration de quotas pour limiter les captures des différentes flottes.

D’autre part, l’axe 6 de financement dans le cadre de l’appui sectoriel est destiné à soutenir et promouvoir la consommation humaine des produits de la pêche. Cet aspect du partenariat est essentiel, car sans une amélioration de la capacité de congélation, de stockage et de transformation des petits pélagiques débarquées quotidiennement, la transformation massive de ce poisson en farine et en huile continuera, au détriment de la valeur ajoutée, et de la sécurité alimentaire des populations les plus précaires.

Image de l’entête: Une femme transformatrice à Kafountine (Sénégal) par l’Agence MEDIAPROD. Les usines de farine et d’huile de poisson concurrencent les femmes transformatrices pour l’accès aux petits pélagiques.