«Le poisson du riche se nourrit de la sardinelle du pauvre»*

*Le titre de cet article cite un article de l’APRAPAM, une organisation de la société civile sénégalaise, qui promeut une pêche responsable.

Début juin, Greenpeace et Changing Markets ont ensemble publié un rapport intitulé « Nourrir un monstre : Comment les industries européennes de l’aquaculture et de l’alimentation animale volent la nourriture des communautés d’Afrique de l'Ouest ».

Ce rapport commence par souligner que « chaque année, plus d'un demi-million de tonnes de poisson frais qui pourraient nourrir des millions de personnes en Afrique de l'Ouest sont détournées pour produire de la farine et de l'huile de poisson afin de nourrir les animaux dans l'aquaculture et l'élevage industriels ».

Comme CAPE et son partenaire CAOPA l'ont souligné à de nombreuses reprises, ce détournement des ressources de poissons petits pélagiques de la consommation humaine vers l'alimentation animale, met en péril la sécurité alimentaire de toute la région ouest-africaine, notamment parce qu'il empêche l'accès des femmes transformatrices de poisson à leur matière première.

À l'échelle mondiale, souligne le rapport, « environ un tiers de la farine de poisson va au secteur agricole », pour nourrir les porcs et les poulets dans les fermes industrielles. Cependant, « l’aquaculture est devenue, au début des années 2000, le premier utilisateur de la « pêche minotière » (qui fournit du poisson pour la farine et l’huile plutôt que pour la consommation humaine directe). En 2016, l’élevage de fruits de mer a absorbé 69 % de la production de farine de poisson et 75 % de l’huile de poisson produite ».

Le titre du rapport suggère que ses conclusions s'appliquent au continent européen, qui comprend à la fois des pays de l'UE et des pays non membres de l'UE qui sont de grands importateurs de farine et d’huile de poisson d'Afrique de l'Ouest, comme la Norvège. Certaines recommandations sont particulièrement pertinentes dans le contexte de l'UE, étant donné l'accent mis sur les systèmes alimentaires durables, mais aussi la part croissante (25 % en 2019) des produits halieutiques d'élevage dans la consommation de l'UE. Dans cet article, nous extrayons du rapport les conclusions les plus pertinentes pour l'Union européenne et ses États membres, et nous examinons comment certaines des recommandations peuvent être mises en œuvre dans l'UE.

Il convient de noter que le rapport se concentre sur la partie relativement modeste que représente la farine et l’huile de poisson provenant d'Afrique de l'Ouest vers le continent européen, soit seulement 18% de la production, le reste étant destiné principalement à la Chine. Cela soulève la question de savoir si les recommandations du rapport, si elles devaient être appliquées uniquement par les pays européens, changeraient le modèle de production de farine et d'huile de poisson en Afrique de l'Ouest, la Chine étant le principal moteur de la demande mondiale en farine et huile de poisson.

En toute obscurité : La production de farine et d’huile de poisson en Afrique de l’Ouest

Une observation récurrente du rapport est l'opacité des chaînes de valeur de la farine et de l’huile de poisson en Afrique de l'Ouest, renforcée par leur complexité :

Alors que la sardine, la sardinelle et le bonga sont directement consommés par les communautés côtières d’Afrique de l’Ouest, une fois transformés en huile ou en farine de poisson, ils deviennent juste un autre produit commercialisé au niveau mondial qui peut être remplacé par de l’anchois péruvien, ajouté à la farine de soja brésilienne, nourrissant du saumon en Norvège, des porcs au Danemark ou pris sous forme de capsules par les consommateurs aisés comme complément alimentaire.”

Les données commerciales sont fragmentées et de nombreuses divergences existent entre les déclarations d'importation et d'exportation de farine et d’huile de poisson faites par les partenaires commerciaux. Malgré ces lacunes, « les informations recueillies dans ce rapport permettent d'établir des liens entre la consommation de poissons d'élevage, de fruits de mer et d'aliments pour animaux en Europe, d'une part, et les pêcheries minotières extractives non durables en Afrique de l'Ouest, d'autre part ».

Sans surprise, l'une des principales recommandations est que les décideurs politiques « mettent en œuvre des réglementations plus strictes en matière de diligence et de transparence dans les chaînes d’approvisionnement de l’alimentation aquacole et animale », et que les détaillants fournissent une transparence totale sur ces filières, y compris « l'identité des fournisseurs, des transformateurs, des entreprises d'aliments pour animaux et des producteurs de farine et d'huile de poisson, ainsi que la localisation des pêcheries minotières ».

La transparence dans la pêche maritime, y compris dans la chaîne de valeur de la farine et de l’huile de poisson, est une priorité de la société civile ouest-africaine depuis un certain temps. Il est remarquable que la Mauritanie, l'un des principaux producteurs de farine et d’huile de poisson de la région, soit à l'avant-garde de l'Initiative pour la Transparence de l'Industrie de la Pêche (FiTI), qui rend compte du degré de transparence dans 12 domaines liés à la pêche, y compris les activités post-capture comme la production de farine et d’huile de poisson. Cependant, le premier rapport FiTI de la Mauritanie, récemment publié, n’a couvert que 6 des 12 domaines, sans inclure le domaine post-capture. Il sera intéressant de voir quelles informations seront disponibles sur la production de farine et d’huile de poisson en Mauritanie dans le prochain rapport annuel du FiTI qui devrait inclure les 12 domaines.

Un rapport récent de Fisheries Transparency (FiTI) par la Mauritanie n’a pas inclus le domaine post-capture et il existe des divergences dans les données relatives aux déclarations d'importation et d'exportation du FMFO. Photo : Francisco Mari/Pain …

Un rapport récent de Fisheries Transparency (FiTI) par la Mauritanie n’a pas inclus le domaine post-capture et il existe des divergences dans les données relatives aux déclarations d'importation et d'exportation du FMFO. Photo : Francisco Mari/Pain pour le Monde.

Du côté de l'UE, il y a également une nette marge d'amélioration en ce qui concerne la transparence et la traçabilité des produits de la mer d'élevage utilisant de la farine et de l’huile de poisson. Il est aujourd'hui impossible de savoir si un saumon d'élevage vendu dans l'UE a été nourri avec de la farine provenant d'Afrique de l'Ouest, ou même si cette farine a été obtenue légalement. En effet, le règlement INN de l'UE, qui prévoit la délivrance d'un certificat de capture pour montrer que les produits de la pêche proviennent d'opérations légales, ne couvre pas la farine de poisson.

Le « Pacte vert » européen et la stratégie « de la ferme à la table » s'efforcent d'accroître la transparence des systèmes alimentaires, contribuant ainsi à assurer la durabilité environnementale, la sécurité alimentaire, la réduction de la pauvreté alimentaire et l'autonomisation des communautés. Les questions de traçabilité et de transparence des produits de la mer issus de l'élevage, y compris en ce qui concerne l'utilisation de farine et d’huile de poisson, doivent être soulevées, notamment dans le cadre de la politique alimentaire européenne 2030, afin d'aligner la production de produits de la mer d'élevage sur ces stratégies européennes.

La racine du mal en Europe : l'élevage intensif du saumon

Le rapport rappelle que la production mondiale de farine et d’huile de poisson est dominée par quelques grandes entreprises, dont trois sont norvégiennes : Cargill Aqua Nutrition/EWOS, Skretting et Mowi (anciennement Marine Harvest) - la quatrième est la société danoise BioMar. « la Norvège a été identifiée comme le plus grand producteur d’Europe – elle assure 45 % de la production totale d’aliments piscicoles de la région (1,83 million de tonnes) –, suivie de la Turquie ». La production de farine de poisson est une activité lucrative : «  en 2017, ces quatre principaux producteurs européens d’aliments piscicoles auraient réalisé un chiffre d’affaires combiné de 3,3 milliards de dollars, répartis comme suit : 2,19 milliards de dollars pour les entreprises norvégiennes Cargill Aqua Nutrition/EWOS, 742 millions de dollars pour Skretting, 371 millions de dollars pour Mowi et 2,6 millions de dollars pour la société danoise BioMar. »

La Norvège est également décrite dans le rapport comme un centre de l'élevage de saumon. Au cours des dernières décennies, nombreux sont ceux qui ont dénoncé les conséquences catastrophiques de l'élevage intensif du saumon en Norvège, principale source d'importation de saumon d'élevage dans l'UE, et au Royaume-Uni (Écosse), où de nombreuses fermes appartiennent à des sociétés norvégiennes.

L'élevage de saumons est destructeur pour l'environnement : des milliers de tonnes de déchets sont rejetés dans les eaux environnantes, notamment des pesticides, des excréments de poissons et des déchets alimentaires. Les saumons sont souvent infect…

L'élevage de saumons est destructeur pour l'environnement : des milliers de tonnes de déchets sont rejetés dans les eaux environnantes, notamment des pesticides, des excréments de poissons et des déchets alimentaires. Les saumons sont souvent infectés par des poux de mer qui, à leur tour, peuvent contaminer les saumons sauvages. Photo : Michael Fousert/Unsplash.

Les saumons d'élevage sont nourris avec des aliments transformés qui contiennent de la farine et de l’huile de poisson, et sont traités avec des médicaments pour lutter contre les maladies et les parasites tels que les poux de mer, qui mangent littéralement les poissons vivants. Les cages à saumon sont placées dans des eaux côtières, avec des milliers de tonnes de déchets (notamment des pesticides, des excréments de poissons, des déchets alimentaires) rejetés dans le milieu environnant. Les poux de mer provenant des enclos des poissons d'élevage s'attaquent également aux saumons sauvages lorsqu'ils passent à côté des fermes piscicoles.

Ajoutant aux problèmes de l'élevage intensif du saumon, le rapport de Greenpeace/Changing Markets souligne que ces grandes entreprises productrices de farine et d’huile de poisson ont toutes été liées à des fournisseurs d'Afrique de l'Ouest ces dernières années :

Des distributeurs européens bien connus s’approvisionnent en poisson d’élevage (tel que le saumon) auprès de sociétés liées à une chaîne d’approvisionnement qui remonte aux quatre géants des aliments aquacoles – EWOS/Cargill, Biomar, Skretting et Mowi – qui sont impliqués dans le commerce de la farine et de l’huile de poisson ouest-africaines”

Pour les auteurs, l'utilisation de farine et d'huile de poisson doit être supprimée progressivement dans l'ensemble du secteur pour qu'un changement de paradigme puisse avoir lieu. Une telle recommandation fait écho à la demande des communautés de pêcheurs artisans: pour eux, en raison de ses impacts négatifs sur l'environnement, sur la société et sur l'économie, les gouvernements d'Afrique de l'Ouest devraient éliminer progressivement toute production de farine et d'huile de poisson à partir de poisson propre à la consommation humaine.

Pour l'UE, de telles demandes peuvent sembler un vœu pieux, étant donné la consommation croissante de produits de la mer d'élevage (importés), notamment de saumon, par les consommateurs européens. Toutefois, un léger vent de changement se fait sentir dans les « Orientations stratégiques pour une aquaculture européenne plus durable et plus compétitive pour la période 2021-2030 », récemment adoptées, qui encouragent le développement de « l'aquaculture à faible impact (comme l'aquaculture de bas niveau trophique, multi-trophique et biologique) ». Ces lignes directrices soulignent également que « limiter la dépendance des producteurs d'aliments vis-à-vis de la farine et de l'huile de poisson provenant de stocks de poissons sauvages (par exemple en utilisant des ingrédients protéiques alternatifs tels que les algues ou les insectes ou les déchets d'autres industries) » améliorera la performance environnementale du secteur aquacole dans l'UE.

Participation directe des entreprises de l'UE à la production de FMFO en Afrique de l'Ouest

Le rapport montre que l'UE - principalement la Grèce, l'Espagne, le Danemark et l'Allemagne - reçoit 16 % du total des exportations de farine de poisson de la région d'Afrique occidentale vers l'Europe. Si ce pourcentage est relativement modeste, c'est une toute autre histoire lorsqu'il s'agit d'huile de poisson. L'UE, et la France en particulier, est un marché important pour l'huile de poisson produite en Afrique de l'Ouest. Le rapport souligne qu'en 2019, « plus de 70 % des 35 000 tonnes d'huile de poisson produites par la Mauritanie, le plus grand exportateur de farine et d’huile de poisson de la région, étaient destinées à l'UE [...], la France totalisant plus de 60 % des importations de l'UE en provenance de la Mauritanie, suivie du Danemark ». En ce qui concerne l'huile de poisson du Sénégal, « l'Espagne est le principal importateur avec 2 116 tonnes sur un total de 4 836 tonnes ».

Le rapport souligne que la principale société importatrice française est Olvea, un fournisseur d'huiles végétales et de poisson pour l'alimentation animale et la consommation humaine. Bien que son siège social soit situé à Fécamp (France), la société possède également une raffinerie au Maroc et une usine de stockage en Mauritanie, et elle est le principal acheteur d'huile de poisson en provenance de Mauritanie. La France joue donc un rôle clé en tant que « marché final » pour l'huile de poisson d'Afrique de l'Ouest, qui prive des millions d'Africains de l'Ouest de l'accès à cette source essentielle d'acides gras et de vitamines.

Des normes de certification pour la farine de poisson seraient intolérables. Les droits des pêcheurs artisanaux locaux, des transformateurs et des commerçants, ainsi que le droit à l'alimentation des populations de la région, doivent primer sur les profits des sociétés FMFO des pays développés. Photo: A pirogue dans Cayar, archive CAPE.

Des normes de certification pour la farine de poisson seraient intolérables. Les droits des pêcheurs artisanaux locaux, des transformateurs et des commerçants, ainsi que le droit à l'alimentation des populations de la région, doivent primer sur les profits des sociétés FMFO des pays développés. Photo: A pirogue dans Cayar, archive CAPE.

Mais les entreprises européennes ne sont pas seulement des acheteurs de farine et d’huile de poisson d'Afrique de l'Ouest. Certaines en produisent également sur place, causant des ravages dans les communautés côtières, comme la société espagnole Barna qui a ouvert une usine de farine de poisson à Cayar (Sénégal).

De nombreux habitants de Cayar sont opposés à l'usine, estimant qu'elle ne fera que contribuer à la destruction de la ressource déjà fragile des petits pélagiques. D’autres raisons de la colère de la population sont « les conséquences environnementales désastreuses du déversement des eaux usées et l'odeur nauséabonde que l'usine dégage depuis le début de sa production », qui ont entraîné « l'apparition de nombreuses infections respiratoires dans la région ».

Pour faire face à de telles situations, le rapport de Greenpeace et Changing Markets appelle à des mesures drastiques et urgentes :

les gouvernements doivent soutenir l’élimination de la capture de poissons sauvages à des fins d’alimentation aquacole et animale. Toute aquaculture dépendante de poisson sauvage ne devrait plus recevoir aucune subvention ou autre mesure de soutien gouvernementale”

Cette demande est fortement soutenue par CAPE et ses partenaires, et nous avons déjà appelé les entreprises européennes ayant des intérêts directs dans le secteur de la farine de poisson à « mettre fin à leurs investissements inconsidérés et à leur soutien à la farine et à l'huile de poisson en Mauritanie, au Sénégal et en Gambie ».

Des entreprises telles qu'Olvea ont consacré des moyens considérables au « maquillage écologique » de leur image, notamment en finançant et en s'engageant dans un « projet d'amélioration de la pêche » (FIP) en Mauritanie, destiné à aider l'industrie de la production de farine de poisson à devenir plus responsable.

Comme nous l'avions dénoncé à l'époque, ces efforts sont fort douteux, étant donné la surcapacité structurelle de la pêche des petits pélagiques et la pression que fait peser sur ces ressources les usines de farine et d’huile de poisson en Mauritanie et dans la région. Ce type d'éco-labellisation ne tient pas compte du fait que les droits des pêcheurs artisans, des transformatrices et des mareyeurs locaux, ainsi que le droit à l'alimentation des populations de la région, qui doivent primer sur les profits des entreprises de farine et d’huile.

La CAOPA, qui représente les communautés africaines de pêcheurs artisans, a récemment souligné qu' « il serait injustifiable pour nous que l'aquaculture dépendant de la farine de poisson, produite en concurrence avec les pêcheurs pêchant pour la consommation humaine, soit déclarée durable ».

Si l'UE veut une aquaculture durable, elle doit interdire la pisciculture intensive

Étant donné l'accent mis actuellement par l'UE sur le soutien aux systèmes alimentaires durables à l'échelle nationale et internationale, la première étape devrait consister à améliorer la transparence des produits de la mer d'élevage, y compris ceux importés. Cette transparence doit s'étendre à l'origine des farines et huiles utilisés dans l'alimentation de ces poissons d'élevage.

Conformément à ses engagements de soutenir « l'aquaculture à faible impact (telle que l'aquaculture de bas niveau trophique, multi-trophique et biologique) », l'UE devrait également retirer toutes les subventions et aides publiques à l’aquaculture intensive dépendante des farines de poisson. Il s'agit là d'une première étape. À plus long terme, l'UE devrait aller plus loin et, comme l'Argentine, interdire complètement cette aquaculture intensive.

L'approche durable de l'UE en matière d’aquaculture doit se refléter dans sa politique commerciale. Les poissons d'élevage qui ont été produits dans des conditions environnementales et sociales non durables, y compris lorsque l'alimentation des poissons utilise de la farine et de l’huile de poisson d'Afrique de l'Ouest, menaçant la sécurité alimentaire de millions de personnes, ne devraient pas être importés sur le marché de l'UE. De même, l'huile de poisson d'Afrique de l'Ouest, dont l'UE (la France en particulier) est un grand consommateur, ne devrait pas être importée par l'UE, si elle veut sérieusement promouvoir la durabilité au niveau international, et lutter contre la faim.

Photo de l’entête : Du saumon vendu dans un marché à Philadelphia, par Colin Czerwinski/Unsplash