Au Bénin, malgré le travail à perte, « le poisson nourrit son nombre »

Il est 9h30, un lundi matin de novembre, quand l’officier nous laisse passer dans l’enceinte du Port de pêche artisanale de Cotonou, situé juste à côté du Port Autonome et de la Base Navale.

Sur la gauche, les locaux de l’Union Nationale des Pêcheurs, Marins, Artisans et Assimilés du Bénin (UNAPEMAB) sont décorés de fresques, rappelant les zones administratives et leurs sites de débarquement, ainsi que de quelques espèces de poissons. Nous y retrouvons une coopérative membre de l’Union qui rassemble plus de 200 femmes, l’Union de sociétés coopératives des femmes de la pêche du Bénin (USCOFEP-Bénin).

Ici, les femmes sont surtout mareyeuses, ne transformant (salage, fumage) chez elles que les invendus. Elles travaillent 7 jours par semaine et se reposent le 8eme jour. « Le lendemain du jour de repos, chaque femme cotise 500 francs pour le fonctionnement de l’UNAPEMAB ». En plus, tous les jeudis, chacune cotise 1000 francs « pour nous entraider, et nous mettons cela dans la caisse », explique Armelle Ayimontche, qui note les présences ainsi que les cotisations du jour dans un cahier.

Au Nord de Cotonou, sur le lac Nokoué, depuis leurs maisons bâties sur des pilotis, les femmes de la coopérative de mareyeuses et transformatrices de crevettes (COMATRANC) de So-Âva voient défiler les touristes escortés par des pêcheurs reconvertis en guides. Elles se sont spécialisées dans le fumage des crevettes, un délice très apprécié ailleurs en Afrique mais pas nécessairement au Bénin. Elles achètent les crevettes à 2000 francs et les revendent à 3500 francs. Ceci semble une bonne affaire… Si elles arrivaient à vendre leurs produits !

À Grand Popo, quelque 80 kilomètres à l’Ouest de Cotonou et touchant la frontière togolaise, se trouve la plus grande communauté de pêche maritime du pays. Alors qu’à Cotonou il n’y a qu’un site de débarquement – le seul aménagé du Bénin d’ailleurs –, dans cette commune qui compte 7 arrondissements et 60 villages, il y en a plusieurs. Olivier Aligbo Kome, chef du village d’Ayiguinnou et président des pêcheurs du département de Mono, signale qu’ils ont une très grande production, mais que « les statistiques de captures maritimes sont les mêmes depuis 20 ans… ». Les chiffres ne sont effectivement repris qu’au niveau du port de Cotonou, sans être désagrégées entre les captures de pêche industrielle (très peu développée) et de pêche artisanale. Les derniers chiffres globaux que l’on peut retrouver en ligne remontent à 2012.

Depuis quelques années, l’USCOFEP-B et des ONG telles que Ecobenin, qui protège les tortues, encouragent les femmes mareyeuses et transformatrices à s’organiser en coopératives. À Agoué, un autre village de Grand Popo, l’association de mareyeuses GBENONDOU a 84 membres qui se rassemblent tous les mercredis pour échanger et pour cotiser 200 francs. « Cela nous permet d’aider les femmes qui n’ont pas de fonds lorsque la mer a donné », explique Fernande Ayina, la secrétaire de l’association. Une fois par semaine elles achètent ensemble, transforment et désignent quelques femmes qui vendront les produits au marché. Les bénéfices iront dans la caisse.

À peine 2 kilomètres plus à l’ouest, les 60 femmes de la coopérative SCOFEP-Paix d’Ayiguinnou se sont associées il y a tout juste un an. « Individuellement ça ne marche pas, ensemble, on peut faire évoluer les projets. En coopérative, en plus, on peut être financées », témoigne la vice-présidente Abla Marie Tonou, très loquace. Dans son pantalon trois quarts, caractéristique des pêcheurs ghanéens, Mensah Atayi, pêcheur et mareyeur, traduit pour nous. Il aide les femmes de la SCOFEP-Paix pour la gestion administrative. Là, elles cotisent mensuellement à hauteur de 1000 francs.

Travailler à perte… ou pour la survie ?

Quand le poisson arrive, elles s’approvisionnent à tour de rôle : « Une vingtaine aura du poisson aujourd’hui, demain ce sera les autres », explique Abla Marie Tonou. À Ayiguinnou, comme les femmes de l’USCOFEP-Benin à Cotonou, elles sont surtout mareyeuses : elles mettent le poisson dans des bassines sous la glace et partent au marché à Lomé ou à Cotonou. « Aussitôt payé, aussitôt vendu », affirme Abla Marie Tonou. Si elles achètent pour 20 000 francs, elles revendent à 25 000 ou 30 000. Mais il faut compter 2000 francs pour la glace, 2500 francs pour le transport et 1000 francs pour le bagage. Le calcul est vite fait, si elles vendent pour 25 000, elles ont travaillé à perte. Mais elles ne semblent pas calculer comme cela : « le poisson nourrit son nombre », remarque l’espiègle Philomène Ahoudji. Il nourrit certainement leurs enfants, car elles ramènent les invendus à la maison. C’est là qu’elles le transforment pour pouvoir le conserver plus longtemps.

La majorité des femmes d’Ayiguinnou ont une activité de maraîchage à côté. Elles louent des terrains de 600 m2 pour une moyenne de 50 000 francs par an (prix au prorata selon la distance par rapport à la route principale), qu’elles ne paieront au propriétaire qu’après la récolte. Un bon plan. Dans ce sol sablonneux, et quand la pêche n’est pas bonne, elles cultivent des carottes, des oignons, des betteraves, des piments, des laitues avec mari et enfants. Selon Zephirin Amedome, secrétaire général de l’UNAPEMAB et originaire de Grand Popo, la terre est très fertile et l’irrigation des cultures est possible grâce à des tuyaux d’arrosage perforés ou des tourniquets qui puisent leur eau dans des forages : « Dès que tu remues le sol, tu arroses et tu pries ».

La valeur de l’entraide

À Agoué, par contre, les femmes semblent peiner plus, et rares sont celles qui peuvent se permettre de louer un terrain pour le maraîchage. D’ailleurs, certaines familles, comme celle de la présidente de l’association GBENONDOU, Hortense Sodji, ont dû reculer leurs maisons bâties sur le sable de la plage, car l’érosion côtière et l’avancée des eaux menaçait de les emporter. Mais elles font face à l’adversité ensemble. Quand nous entrons dans la cour de sa nouvelle maison, son mari assis à l’ombre d’une paillote, hoche la tête pour nous saluer : « Le papa est fatigué, il est beaucoup parti à la pêche, sa santé ne va pas bien, alors maintenant je travaille pour qu’il se repose », raconte-t-elle avec un sourire.

Sa cour accueille deux infrastructures précieuses : un des seuls puits du village et un four de fumage amélioré que l’ONG Ecobenin a fait construire pour les femmes de l’association. « Mon portail est toujours ouvert, car les gens du village viennent puiser en tout temps ». Pour les fours, elles s’organisent comme à Ayiguinnou : chacune se sert à son tour selon les arrivages de poisson ; elles mettent leur cadenas sur les portes du four, afin de clarifier à qui appartiennent les produits. Après avoir écoulé leurs produits, elles paient pour l’utilisation du four.

Le thon, une denrée appréciée mais difficile d’accès

« Ce que les clients préfèrent, c’est la bonite », explique Justine Azanmassou de l’association GBENONDOU. En effet, le thon fumé est très apprécié dans la région. Néanmoins, une grande majorité de pêcheurs préfère débarquer là où les clients paieront le prix plein, à Cotonou ou ailleurs dans la région, selon les courants et la route migratoire des poissons. Ainsi, lorsqu’ils débarquent du thon en quantité, c’est l’aubaine.

Les femmes achètent et fument le poisson pour le préserver plus longtemps. Il faut entre 20 et 30 heures de cuisson pour les petits thons, en déplaçant les étagères régulièrement. Quand le poisson est bien sec et les arrêtes enlevées, elles nous indiquent qu’il peut être conservé jusqu’à 6 mois à température ambiante. Maria Abla Tonou de la SCOFEP-Paix, nous fait goûter sa marchandise qu’elle fume déjà depuis plusieurs heures. Le thon est sec et un peu farineux, nos mains se salissent à peine. Il manque la sauce, évidemment !

Les défis de la vente

De retour à Cotonou, les femmes ont davantage de levier pour accéder au poisson, car elles préfinancent les sorties des pêcheurs. Quand ils rentrent, elles sont prioritaires dans la sélection des produits. Christian Amoussou, interprète et fils d’une mareyeuse explique : « Dans le passé, ma maman pouvait financer jusqu’à 10 pirogues ». Même si ça fait des années qu’il n’a pas mis les pieds dans le Port, tout le monde le connait.

Le problème à la capitale économique pour les femmes, donc, n’est pas l’accès au poisson, mais les difficultés d’écouler leurs produits. Cela doit se faire avant que la glace fonde. Le poisson étant une denrée périssable, les clients abusent, prennent les produits mais « disent qu’ils ne peuvent pas payer », remarque Victoire Abalo. Cependant, les femmes ne semblent pas éprouver le besoin d’une chambre froide. Pourtant, le gouvernement du Japon a financé il y a à peu près 15 ans une chambre froide avec une capacité de 4 tonnes et une machine à glace qui produit 4 tonnes par jour.

Nous demandons à voir les installations : la chambre froide est toute poussiéreuse et à l’arrêt. Depuis un certain temps, nous explique Célestin Badarou, le maintenancier, les usagers du port l’utilisent comme espace de stockage. Des vieux cartons trainent un peu partout. Les avis diffèrent quant à la raison de son arrêt. Les pêcheurs et les femmes de l’UNAPEMAB signalent qu’elle est en panne. Mais selon Aissan Noël, chef d’exploitation du port de pêche artisanale, donc représentant de l’administration des pêches, « les charges étaient trop coûteuses pour les acteurs ». Célestin Badarou connait les chiffres : « L’électricité pour le compresseur pour la chambre froide coûtait 2.5 millions de francs par mois, alors que les recettes ne couvraient que 500 000 francs ».

Une fois leurs produits transformés, les femmes sont moins soumises à la contrainte du temps, pourtant, elles éprouvent aussi des difficultés à écouler leurs produits. Le jeune Anicet Mello, chargé de la gestion de la vente des crevettes de la coopérative de femmes de So-Âva, la « Venise africaine », explique qu’elles n’arrivent pas à vendre les produits car ils n’intéressent pas les populations locales. Même avec leur échoppe au marché de Dantokpa, le plus grand marché à ciel ouvert de l’Afrique de l’Ouest, les ventes continuent de chuter. Dans les années précédentes à 2015, c’était des Nigérians qui achetaient en grandes quantités ces crevettes fumées, « mais depuis la chute de la naïra, ils ne viennent plus ». Il se demande si des petits sacs de 100 grammes pourraient encourager les Béninois à s’intéresser aux crevettes s’ils étaient vendus dans les supermarchés. Un projet qu’ils envisagent pour le futur.

Une précarité accrue par le changement climatique

Entre mai et juillet, les pluies sont rares mais la mer reste grosse. Avec le changement climatique, les pêcheurs se plaignent de grandes houles et de devoir aller chercher le poisson plus loin. « Mais il fait aussi plus chaud, donc il est difficile de rester en mer aussi longtemps », explique Zephirin Amedome, armateur de deux sennes tournantes artisanales. Il regrette que le gouvernement ne prête pas plus d’attention à la pêche : « Toutes les subventions vont à l’agriculture, alors que nous aussi nous produisons de la nourriture ! »

La rareté du poisson rend les femmes encore plus précaires, car elles ne peuvent pas rivaliser avec les prix proposés par des mareyeurs et intermédiaires plus puissants. C’est toute une couche de la population qui se retrouve délaissée, celle qui ne peut accéder au poisson qu'aux prix abordables offerts par les femmes transformatrices et mareyeuses.

Bon nombre de ces femmes font aussi partie de la Confédération africaine des organisations de pêche artisanale (CAOPA), une organisation qui, depuis sa naissance, a mis l’accent sur les femmes dans la pêche. Depuis plus de dix ans, c’est à petits pas, et puis à grands pas qu’elles ont acquis de l’assurance afin de prendre la place qui leur est due au sein des organisations professionnelles de pêche artisanale.

Elles ont, avec la CAOPA et d’autres organisations de pêche artisanale partout dans le monde, lancé un Appel à l’action à leurs gouvernements afin que leur contribution à la sécurité alimentaire soit valorisée et que leurs conditions de travail et de vie soient améliorées. Elles demandent que les gouvernements priorisent des investissements qui permettent de réduire les pertes post capture, et qu’ils développent des alternatives d’approvisionnement. Mais avant tout, il est essentiel que ces femmes aient l’opportunité de réfléchir aux enjeux qui les concernent, y compris les questions de gestion des pêcheries, avec leurs décideurs.

Photo de l’entête: Eugénie Zannou et Pierrette Ahouandjinou, deux fumeuses de crevettes de la coopérative COMATRANC, Coopérative de mareyeuses et transformatrices de crevettes, à So-Âva, un village sur le lac Nokoué, viennent de retourner les crevettes.