« Conserver pour conserver, non. La conservation c'est pour nous : il faut une juste place pour les communautés »

Situé en bordure de mer, centre économique d’une sous-préfecture vaste entre la ville portuaire ivoirienne de San Pedro et la frontière avec le Libéria, Grand-Béréby accueille la première Aire Marine Protégée (AMP) de Côte d’Ivoire, sous décret depuis juillet 2022.

Le long des 50 km de côte protégée, plusieurs villages rassemblent des pêcheurs, mareyeurs et mareyeuses, et cultivateurs de cacao et hévéa (certains pratiquent aussi la pêche), tandis que quelques hôtels clairsemés reçoivent des touristes cherchant les plages vierges à cocotiers et, surtout, les tortues qui viennent pondre sur la plage entre août et novembre. Un cadre idyllique? Sauf que, malgré la loi interdisant la chasse de la tortue, jusqu’il y a une dizaine d’années, les communautés locales en mangeaient…

L’Aire Marine Protégée a été créée à l’initiative de Jose Gomez, docteur vétérinaire d’origine espagnole, qui découvre pendant une visite à Sassandra en 1997 que plusieurs espèces de tortues protégées se trouvent en vente au marché. Après plusieurs années passées à frapper à de nombreuses portes sans beaucoup de succès, il a finalement pu décrocher des petits financements. Avec un étudiant, Alexandre Dah, aujourd’hui président, ils ont fondé l’ONG locale Conservation des Espèces Marines (CEM), et ils ont commencé à travailler sur 10-15km de plage. Puis en 2017, ils ont réussi à convaincre les populations de créer une Réserve naturelle volontaire. Deux ans plus tard, ils ont reçu un financement pour poser les fondements d’une AMP : « Comme maintenant il y a une volonté politique, l’AMP de Grand Béréby est passée comme une lettre à la poste ». Il manque encore l’arrêté assignant la responsabilité de gestion à un organe compétent, ainsi que le plan de gestion avec les coordonnées précises pour l’AMP. Pour l’instant, la Direction de l’écologie et de la protection de la nature (DEPN) assure l’intérim.

Pour aider la police maritime à surveiller la zone, la CEM a acheté une vedette et continue de financer le carburant, l’entretien, et de payer le salaire du pilote et du copilote (des anciens pêcheurs expérimentés). Ces policiers vont en mer plus ou moins deux fois par mois, suivant une planification des sorties qui vise à surprendre les contrevenants. Ils ne sortent pas la nuit, par contre. En 2009, quatre de leurs collègues ont disparu durant une opération de poursuite de chalutiers ghanéens soupçonnés de pratiques illicites. Il n’y a jamais eu de résultat de l’enquête. Chat échaudé… Ils attendent l’aube pour sortir, même après les alertes, croisant les doigts pour arriver à temps à l’endroit indiqué par les communautés ou les pêcheurs. Mais malgré les défis, la vedette s’avère dissuasive : « Depuis, les chalutiers côtiers ne pêchent plus aussi près de la côte », affirme l’adjudant-chef Prao.

Avant l’arrivée de la vedette, ils se concentraient à terre sur les débarcadères. Ils ont aussi la responsabilité de contrôler les licences et les documents d’assurance des pirogues motorisées, en plus d’assurer le suivi technique. La loi exige que ces pirogues aient un extincteur, un kit de premiers secours et des bouées de sauvetage. Mais aucune ne remplit vraiment ces critères. Il est de fait difficile de faire un vrai suivi de ces pirogues, vu que les pêcheurs, surtout d’origine ghanéenne et libérienne, se déplacent selon les saisons même au-delà des frontières pour trouver le poisson. En plus, « si nous pressons trop, nous étoufferons les pêcheurs, et il n’y aura plus de pêche, et donc plus de poisson à manger », raisonne l’adjudant-chef.

À Grand-Béréby, le formel cède la place à l’informel dans un vaste réseau de relations sociales imbriquées, d’aide et d’entraide, d’interdépendance. L’ONG CEM a vite compris cela : sans l’appui de la communauté au sens large, sans l’adhésion de toutes les parties prenantes, la protection de la nature ne peut être efficace. Mais pour qu’elles adhèrent, il faut écouter et se pencher sur les défis auxquels elles sont confrontées au quotidien. Assis à la table de réunions, en voiture, dans les villages, Abel Gba, responsable de projets à CEM, réfléchit quels nouveaux projets pourraient aider les communautés : « Est-ce qu’un système d’irrigation solaire pour les potagers pourrait les intéresser ? Est-ce que nos bailleurs vont appuyer cela ?»

La recette : répondre aux besoins des communautés avant de leur exiger des efforts

Jose Gomez, fondateur de l’ONG, explique qu’ils ont commencé petit à petit, avec des projets « sociaux », à sensibiliser la population. La clé de la réussite, le dialogue avec les acteurs qui semblaient perdre le plus avec la conservation de la tortue : Ils ont cherché à ramener les braconniers dans leur camp. Picard Amiral, braconnier reconverti en point focal pour le CEM au village de Roc, patrouille la plage la nuit durant la saison de ponte et récupère les nids pour les ramener à l’écloserie. Actif depuis 2012, il a assisté plus de 10 000 bébés tortues à rejoindre l’océan. « Avant, je gagnais le double avec le braconnage, mais maintenant, même si je gagne moins, la communauté entière, mes parents, bénéficient et je peux être fier de mon travail ». Cet écogarde collabore aussi avec les jeunes du village qui ont aménagé la plage de Roc et construit avec des bambous et des feuilles de palmiers un écolodge pour accueillir des visiteurs à quelques pas de l’écloserie.

Picard explique qu’il a failli mourir d’une infection à la main. Le dispensaire du village, construit par la Fondation Orange, permet depuis juin 2018, l’accès à des soins pour la population de Roc et de désengorger la maternité de Grand-Béréby. « Sans le docteur, je serais mort », affirme-t-il parlant de Marc Ane Etilè, infirmier titulaire du centre. Ce dernier donne les chiffres : même si Roc a plus ou moins 800 villageois, son aire de responsabilité va au-delà, avec plusieurs autres villages « en brousse » et il traite plus de 150 patients par mois sans compter les consultations régulières de nutrition, vaccinations et accouchements. « Depuis le début du mois [NDA : Nous sommes le 10], il y a déjà eu 7 accouchements », dit-il. Il s’inquiète de manquer de lits. Nous comptons 4 lits dans la salle d’observation. Ils rouillent déjà après cinq ans à cause du climat humide.

« Dans la sous-préfecture il y a un problème d’eau potable, donc nous avons travaillé sur des châteaux d’eau avec système solaires et robinets », explique le président de la CEM, Alexandre Dah. Jusqu’ici, ils ont construit 5 châteaux d’eau, réhabilité une école, construit trois préaux communautaires, et offert des campagnes mobiles de soins gratuits. « C’était la manière de protéger la biodiversité, d’augmenter la production de produits halieutiques et d’appuyer la communauté ».

Quelques kilomètres plus loin, à Dawa, Alain Nemle Toh prend les mesures d’une raie guitare pêchée par un pêcheur du village. Cette espèce a été rajoutée en novembre 2022 dans l’appendice II de la CITES, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction, et bien qu’il n’y ait toujours pas d’arrêté d’application en Côte d’Ivoire, la CEM a commencé la sensibilisation auprès des pêcheurs, ainsi qu’une campagne de récolte de données. Tout autour des pirogues accostées sur la plage, l’on retrouve des filets en coton mais aussi de nombreux monofilaments, pourtant interdits.

Ici la pêche est vraiment artisanale : les pirogues sont simplement taillées dans les troncs et l’on pagaie pendant des heures avant d’arriver à l’endroit où jetter les filets. Les pêcheurs sortent à 1h du matin et rentrent vers 15-17h. Si le vent est favorable, ils hissent une voile. S’il ne l’est pas, il leur arrive de rentrer tard la nuit. Aucune mesure de sécurité ni de localisation à bord. Hier, un vent fort a poussé 3 pirogues de Dawa parties en mer beaucoup plus loin. « Nous n’arrivons pas à les joindre sur leur téléphone ». Il ne reste qu’à prier.

Les besoins sont innombrables. Ils souhaiteraient des pirogues motorisées, comme les pêcheurs ghanéens de Grand-Béréby. Le chef pêcheur qui est d’origine libérienne, Wèh Assié insiste : « Si vous voulez aider les femmes, il faut nous aider nous ». Les femmes hochent la tête plusieurs fois et l’on entend des « oui » parmi ceux qui écoutent. Hélas, les pêcheurs ne sont pas vraiment organisés pour un plaidoyer efficace.

La pêche : poumon économique des villages côtiers et espoir de meilleures conditions de vie pour les femmes

Les femmes de Dawa, par contre, poussées par les besoins de leurs familles et encouragées par l’Union des Sociétés Coopératives des Femmes de la Pêche et Assimilées de Côte d’Ivoire (USCOFEP-CI), se sont rassemblées dans l’Association de femmes pour le développement de Dawa (AFDD) : « Nous voulions aider nos maris à subvenir aux besoins de nos familles », explique Charlotte Wadé, femme du chef de tribu et présidente de cette association, bientôt coopérative, de 30 membres.

Assises autour de la table chez Charlotte, où elles ont partagé avec nous la noix de cola, le piment, l’eau ou le soda et une boisson alcoolisée à base de canne à sucre, symboles de l’hospitalité kroumen, elles racontent comment l’association les aide à faire face aux problèmes ensemble. « Nous cotisons 500 francs CFA par mois, et puis, s’il y a accouchement, opérations, maladies graves, nous participons à 1000 fCFA, si mariage ou décès à 2000 ».

À Dawa, la CEM a construit avec l’aide de la coopération régionale espagnole un préau, un château d’eau et a donné un congélateur solaire pour l’AFDD. « L’important, c’est la présence. Quand les choses sont en panne, nous sommes là », pense Gomez, qui reste transparent face aux petits défis. Ici, le robinet n’a plus d’eau depuis quelques jours car la source où l’on puisait l’eau pour approvisionner le château est tarie. Il a pourtant plu récemment, mais peut-être pas suffisamment. L’ONG n’est pas en mesure de forer et encourage les villageois à faire appel à l’état pour cela. En attendant, elles marchent 200 mètres sous le soleil battant pour remplir leurs seaux et fabriquer de la glace dans des sachets plastiques.

Cependant, le grand défi, c’est le manque de financement. L’activité principale de ces femmes est la vente de poisson. « Quand on a le matériel, il faut travailler. Mais la matière première doit être payée. Si nous n’avons pas d’argent, les pêcheurs vendent ailleurs », explique Louise Toh. Pour l’instant, le congélateur solaire est vide, avec juste quelques sachets de glace au cas où aujourd’hui les pêcheurs du village ramèneraient un peu de poisson et qu’elles iraient vendre au marché. Ici, comme à Grand Béréby, elles ont perdu tous leur fonds de roulement pendant les premiers mois de la crise du Covid-19.

Les pêcheurs ghanéens du débarcadère de Grand-Béréby accusent les restrictions sanitaires ainsi que l’endurcissement des exigences phytosanitaires. La fermeture des restaurants et les restrictions aux déplacements ont donné le coup de grâce. « Les langoustes, les espèces nobles, que nous avions envoyées, se sont gâtées sur la route à cause des contrôles », explique Jean-Jacques Ino, mareyeur qui donne un coup de main à la coopérative de femmes de Grand Béréby. Elles ont nommé leur coopérative « DECOTHY », qui veut dire « chaque chose en son temps ». Les femmes mareyeuses de la zone font effectivement preuve de patience, car elles peinent encore à se relever trois ans après le début de la crise.

À Grand-Béréby, l’USCOFEP-CI a collaboré avec CEM pour mettre en place un complexe solaire complet : une machine à glace alimentée par un château d’eau, avec chambre froide et un congélateur d’une vingtaine de pieds. La machine à glace permet d’éviter la fabrication artisanale de glace dont les sachets plastiques d’eau se retrouvent un peu partout en mer ou sur les sites de débarquement. Les femmes peuvent maintenant remplir des bassines avec les paillètes de glace et les stocker dans la chambre froide.

Ici, le système installé depuis septembre 2022 est à l’arrêt momentanément car il fait gris depuis deux jours et ça ralentit la charge des batteries. On décide de ne pas ouvrir trop souvent le congélateur. Pour l’instant, ce n’est pas très grave, car, de même qu’à Dawa, il n’y a pas beaucoup de poisson. La majorité du poisson est débarqué à San Pedro pour les grands clients d’Abidjan. Jean-Jacques Ino demande un accompagnement pour la structure, voir des financements. Micheline Dion, présidente de l’USCOFEP-CI, souligne d’abord les besoins de formation pour ces femmes : « Quand une femme n’est pas formée, même avec des équipements de meilleure qualité, elle ne pourra pas les rentabiliser ». Néanmoins, l’argument le plus souvent avancé par les banques pour refuser de faire crédit (poisson, denrée périssable) est enfin déjoué: grâce à la CEM, elles ont accès à des moyens de conservation fiables pour leurs produits.

Conservation : le décor pour une vraie cogestion de l’AMP est planté

La CEM a travaillé avec les communautés pour accorder les zones. Ce n’est pas encore officiel, mais ces zones permettent une petite bande « tampon » pour la pêche de subsistance pour les communautés locales, une zone pour la pêche artisanale mais libre de chalutage et fermée à la pêche industrielle, et des zones complètement protégées, qui se situent surtout aux embouchures des rivières les plus importantes et les zones de reproduction d’espèces telles que les mangroves.

Au sud de la sous-préfécture, il serait question aussi d’établir une réserve forestière volontaire, ce qui voudrait dire qu’elle serait entièrement gérée par la communauté et recevrait tout juste un appui technique et financier du département DEPN.

Carte de l’Aire marine protégée de Grand-Béréby, par Esther Gonstalla pour CAPE. Sources: Annexe 2 du Décret nº2022-448, informations de la CEM et notes de Gianni Daghero. Cliquez sur l’image pour agrandir.

En 2022, le gouvernement ivoirien avait annoncé la création de 5 aires marines protégées. Même si pour l’instant, il n’y a de décret que pour Grand-Béréby, deux d’entre elles se situeraient aussi dans le district du Bas-Sassandra, avec des caractéristiques similaires. Alexandre Dah fait de la participation et acceptation des communautés un point d’honneur : « La conservation c’est pour nous, pas conserver pour conserver : il faut une place appropriée pour les communautés ». Dans la zone de Tabou, il serait désirable, pensent les travailleurs du CEM, que le même procédé soit mis en place. Reste à voir si les recommandations ne tombent pas dans des oreilles de sourds.

Quant aux bailleurs internationaux intéressés dans la conservation, il est encore difficile de les convaincre de l’importance du développement durable des communautés locales, ce que Gomez appelle l’aspect « social » : « La petite expérience que nous avons avec ceux qui financent la biodiversité est qu’ils parlent d’aider les communautés mais que cela reste presque anecdotique : les montants qu’ils sont disposés à dépenser sont presque ridicules en comparaison avec les autres lignes budgétaires ». Pour ces actions sociales, ils ont dû faire appel à d’autres financeurs qui ont plus l’habitude de travailler dans les questions de coopération et développement.

Le tourisme : Est-ce la maison bâtie sur le sable ?

De quelle façon l’exploitation du « potentiel bleu » va-t-elle se marier avec la protection de la nature à Grand-Béréby ? Ce n’est pas encore très clair. Pour l’instant, peu de dangers « bleus » menacent la zone : la vedette de la police marine semble avoir dissuadé les chalutiers. Il n’y a pas d’exploitation pétrolière et les navires industriels et autres navires de transport maritime quittent San Pedro et partent au large.

Une question se pose, cependant, pour ce qui est le tourisme. Au-delà de Dawa, le village de Mani a postulé au niveau mondial en tant que meilleur village touristique. La candidature a échoué, c’est pourquoi ils reçoivent ce weekend la visite du ministre du tourisme pour « voir ce qui peut être fait ». Sur la plage aménagée de l’écolodge de Roc, les jeunes écoguides discutent avec Jean-Jacques Ino, mareyeur et originaire de Mani, ce qui bloque le projet. Il faut encore que tous les habitants du village se mettent d’accord. Il faut aussi céder ou vendre des terres.

Dans le vol journalier entre San Pedro et Abidjan, la majorité des passagers sont en route pour Grand-Béréby. Plusieurs autocars font aussi la route, plus agréable depuis les travaux de réhabilitation de la « côtière ». Certes, hors-saison, c’est surtout des familles aisées d’Abidjan qui visitent. Certes, pour l’instant, il ne s’agit que de quelques hôtels… Mais le contraste entre l’écolodge de Roc et un nouveau chantier à Dawa est frappant : Situé au meilleur endroit de la côte de Dawa, sur une pointe face à l’est et à côté d’une embouchure entourée de mangroves, la structure de ce qui semble être le restaurant de l’hôtel s’élève parmi les pirogues retournées sur le sable. C’est aussi le lieu de rencontre des enfants qui jouent sur la plage pendant que les pêcheurs raccommodent leurs filets. Selon l’écogarde, il n’y a pas eu d’étude d’impact social ni environnemental, parce que le constructeur aurait reconstruit sur un site déjà existant depuis les années 70.

Au-delà, les bungalows qui n’ont toujours pas de toit frôlent les cases et maisons les plus proches de la plage. Il n’y a pas de place sur ce site pour un parking de voitures. Les habitants de Dawa sembleraient, pourtant, avoir accepté le projet. Mais quand l’heure sonnera, il sera plus facile de déplacer les pirogues plus loin et d’aménager la plage en en excluant les utilisateurs premiers (veuillez lire « privatiser »), que remettre en question un bâtiment en dur qui aurait les permis en règle. Ce ne serait pas le premier cas.



Photo de l’entête: Amiral Picard, écogarde et point focal du village de Roc pour la CEM, aide 2 bébés tortues nés à l’écloserie de Roc à regagner leur milieu naturel, par Mamadou Aliou Diallo. Toutes les autres photos sont par l’auteure de l’article.