Dans cet article, nous examinons plusieurs éléments de l’accord de partenariat de pêche durable entre l’Union européenne et le Gabon du point de vue de la pêche artisanale locale. Nous soulevons aussi des questions de gouvernance des océans plus générale, particulièrement suite à l’échange dette-contre-nature entre le Gabon et l’ONG américaine TNC, et le rôle que l’UE doit jouer dans la promotion de la transparence et la participation des parties prenantes.
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La pêche artisanale gabonaise subit les conséquences de décisions prises sans véritable consultation de ses acteurs, notamment dans le cadre d’accords majeurs permettant l’accès aux ressources marines et au littoral du pays.
Qu’il s’agisse de l’accord de partenariat de pêche durable (APPD) avec l’Union européenne, des concessions pétrolières, ou encore de l’accord d’échange de dette contre nature qui a conduit à la transformation de près de 30 % du littoral en aires marines protégées (AMP), les communautés de pêche artisanale restent en marge des processus décisionnels. Aujourd’hui encore, alors que le Gabon et l’Union européenne envisagent de renouveler le protocole d’APPD thonier, les acteurs de la pêche artisanale locale demeurent largement exclus des négociations et des retombées de l’accord.
1. La pêche artisanale n’a pas (encore) vu la couleur de l’appui sectoriel
Le protocole actuellement en vigueur entre l'Union Européenne et le Gabon, signé en 2021 pour une période de cinq ans, permet l'accès des thoniers européens aux eaux gabonaises. Le tonnage de référence convenu de 32 000 tonnes annuelles de captures de thon dans les eaux gabonaises – basé sur les captures historiques des flottes européennes – fait du pays le 2e partenaire de l’UE en matière de pêche thonière.
En échange de cet accès à la zone économique exclusive (ZEE) gabonaise pour pêcher les quotas de thon qui leur ont été alloués par l’organe de gestion régionale des pêches, l’ICCAT (Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique), le protocole inclut une compensation financière pour le Gabon de 2.600.000 euros par an, montant duquel 1.000.000 euros – l’appui sectoriel – doit servir à soutenir les priorités de la politique sectorielle de pêche du Gabon. Les priorités retenues pour l’utilisation de l’appui sectoriel sont (Article 15 du protocole de mise en œuvre de l’APPD UE-Gabon) les mesures de soutien et de gestion de la pêche, y compris la pêche artisanale ; le suivi, le contrôle et la surveillance de la pêche ; la lutte contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) ; le développement et le renforcement des capacités scientifiques dans le domaine de la pêche et de l’aquaculture ; les mesures de protection des écosystèmes fragiles contribuant à la bonne santé des stocks ainsi que la gestion des AMP. Il est à noter que ce dernier élément est le seul pour lequel un montant garanti est spécifié, de 100.000 euros par an.
Il y a peu de détails sur les projets spécifiques soutenus par l’appui sectoriel dans l’accord. Des visites de terrain en décembre 2024 ont permis à l'Union Européenne et aux autorités gabonaises de faire le point sur la mise en œuvre du protocole d’accord de pêche. L’UE a souligné à cette occasion l’importance de la pêche artisanale pour le Gabon. Alors que le protocole actuel d’accord se termine déjà en 2026, ces visites ont, d’après l’Union européenne, surtout permis « d’identifier les actions à venir pour maximiser l'impact du protocole. »
Des recommandations ont été émises, comme la modernisation de plusieurs centres de pêche, notamment Cocobeach, Franceville, Makokou, et Mayumba, en se concentrant sur la réhabilitation des voies d’accès, l'aménagement de débarcadères et l'amélioration des infrastructures logistiques. Au-delà de ces perspectives enthousiastes, cela suggère surtout qu’à ce jour, pas grand-chose n’a été fait pour soutenir la pêche artisanale locale.
Ce que confirme la Fédération Gabonaise des Acteurs de la Pêche Artisanale (FEGAPA), créée en 2023 et qui regroupe aujourd’hui une vingtaine de coopératives de pêcheurs, de mareyeuses, de transformatrices. « Les pêcheurs n’ont jamais été consultés par rapport à l’accord de pêche », indique Jean de Dieu Mapaga, Président de la FEGAPA. « C’est vrai qu’on entend ici et là que l’État aménage certains centres de pêche, comme Mayumba par exemple, sauf qu’il ne nous a jamais été dit que cet investissement venait des financements de l’appui sectoriel de l’accord de pêche à l’endroit de la pêche artisanale. » Si ce manque de consultation pouvait se comprendre avant 2023, période où la pêche artisanale n’était pas encore organisée au niveau national, cela n’est plus le cas actuellement. La FEGAPA a ainsi établi un « cahier des charges » qui reprend les difficultés du secteur, propose des pistes de solution et a aussi été partagé avec la délégation de l’Union européenne.
La demande gabonaise en poisson est estimée à 70 000 tonnes par an, pour une population d’environ 2 millions d’habitants. La pêche artisanale fournit les deux tiers de la production annuelle d’environ 30 000 tonnes. Les captures de la pêche industrielle vont surtout à l’exportation, et le Gabon, pour satisfaire la demande locale, est donc obligé d’avoir recours aux importations. Le soutien à la filière pêche artisanale est essentiel pour améliorer l’approvisionnement du marché local en produits de la pêche. Cela a été compris par les nouvelles autorités qui mènent plusieurs actions dans ce sens, comme la construction du centre de pêche d’Omboue. L’appui sectoriel de l’APPD doit contribuer concrètement à ces actions, ce qui n’a pas été le cas jusqu’à présent.
Il est aussi essentiel que la pêche artisanale locale soit dûment informée et consultée de ce qui sera, espérons-le, fait pour le secteur dans le cadre du protocole actuel, ainsi que pour les négociations visant au renouvellement du protocole. À l’image de ce qui est mis en place pour l’appui aux AMP, il serait peut-être souhaitable d’indiquer un montant garanti minimal à dépenser par an au bénéfice de la pêche artisanale.
2. Pêche chalutière exploratoire à la crevette – quels risques pour l’environnement et pour la pêche artisanale ?
Le dernier protocole d’APPD autorise une pêche exploratoire ciblant les crevettes profondes. L’UE a confirmé que l’arrivée ou non, dans le cadre de l’accord de pêche, des chalutiers pêchant la crevette profonde sera conditionnée par les résultats des campagnes exploratoires ainsi que par l'identification d'un surplus dans les stocks de ces espèces – en effet, l’existence d’un surplus de ressources qui ne peuvent pas être pêchées localement est une condition sine qua non pour la signature d’un accord de pêche couvrant des ressources localisées dans la ZEE d’un pays partenaire. Ainsi que l’ont rappelé les communautés de pêche artisanale dans d’autres pays comme le Sénégal, l’existence d’un surplus devrait être respecté non seulement pour l’espèce ciblée, comme ici la crevette profonde, mais aussi pour les espèces composant les captures accessoires (merlu, etc.) qui sont souvent pêchées également par la pêche artisanale.
« Dans le contexte de campagnes de pêche exploratoire, l’enregistrement méthodique de toutes les captures, ciblées et accessoires, est essentiel pour des données fiables permettant une gestion durable de la pêche. » »
Dans le dernier rapport du comité scientifique conjoint de l’accord de pêche UE-Gabon (2023), qui rassemble des scientifiques européens et gabonais, il est inquiétant de constater que les opérateurs espagnols choisis pour mener cette pêcherie expérimentale n’ont pas suivi le plan de pêche élaboré avec les scientifiques, pêchant uniquement là où c’était intéressant commercialement, ce qui va à l’encontre du principe d’une pêche exploratoire qui doit être gérée de façon scientifique. Ici comme ailleurs, au Liberia par exemple, la pêche dite « expérimentale » semble être une manière de pouvoir accéder à des ressources de grande valeur pour lesquels un surplus n’a pas encore été établi.
Il faut remarquer aussi que toutes les espèces accessoires capturées n’ont pas été notées dans le journal de bord par les opérateurs, comme le merlu noir qui a une grande valeur commerciale. La seule étude réalisée sur le sujet, en 2013, a révélé que les captures d'un kilo de crevettes d'eau profonde au Gabon s'accompagnaient de prises accessoires (merlu juvénile, sparidés) allant jusqu’à 30 kilos, ce qui pose des risques pour la biodiversité marine. L’enregistrement méthodique de toutes les captures, ciblées et accessoires, est donc essentiel pour de données fiables permettant une gestion durable de la pêche, et cela n’a pas été fait par les opérateurs européens.
Lors du dernier comité scientifique conjoint, les scientifiques ont conclu que « les rendements au Gabon semblent bons pour les espèces profondes, mais cela est peut-être dû au fait que ces stocks ne sont plus exploités depuis plus de dix ans. Par ailleurs, les zones de pêche sont assez étroites, donc la concentration de l’effort pourrait représenter un risque pour la ressource. » Ils ajoutent qu’il est indispensable d’estimer la biomasse (via une campagne avec un bateau scientifique) des principales espèces pour pouvoir définir un potentiel de pêche, les données disponibles ne le permettant pas. Ceci est nécessaire non seulement pour estimer la durabilité de la ressource, mais également pour savoir si une potentielle pêcherie peut présenter un intérêt commercial. Les scientifiques ajoutent qu’« en l’absence d’estimation de la biomasse, il convient d’être prudent quant l’ouverture d’une pêcherie commerciale et, le cas échéant, aller vers une pêcherie limitée en termes d’effort, avec un suivi renforcé. »
« Contrairement au plan de pêche élaboré avec les scientifiques, les opérateurs espagnols choisis pour mener cette pêcherie expérimentale de la crevette n’ont pêché que uniquement là où c’était intéressant commercialement ». »
Pour peu que les opérateurs respectent la zone qui leur aura été assignée, les chalutiers crevettiers n’entreraient pas, en théorie, en compétition directe avec la pêche artisanale, qui pêche jusqu’à 3 miles nautiques de la côte. Reste à voir les impacts des prises accessoires d’espèces qui peuvent être capturées par la pêche artisanale. Des préoccupations importantes subsistent donc concernant l'impact de cette pêcherie sur les écosystèmes marins et les communautés côtières gabonaises.
3. Un contrôle accru de la pêche artisanale pour les empêcher d’entrer dans les AMP
« La rentabilité de la pêche artisanale au Gabon passe également par la lutte contre la pêche illicite. » C’est la raison donnée par le gouvernement gabonais pour, depuis 2021, installer des balises sur les navires de pêche artisanale. En équipant les flottes de pêche artisanale du système NEMO, mis au point par la compagnie française CLS, pour mieux contrôler les déplacements des pirogues, les autorités veulent avant tout préserver les AMP, qui couvrent aujourd’hui un quart de la superficie de la ZEE du Gabon, créant ainsi le plus grand réseau d’AMP d’Afrique.
Un autre objectif du gouvernement pour l’installation de la balise est d’améliorer la sécurité des pêcheurs en mer. Mais pour que les balises soient utiles, il faudrait que le Gabon mette en place un système de sauvetage en mer pleinement opérationnel, ce qui n’est pas le cas pour l’instant, même si de timides efforts sont faits dans ce sens.
Aujourd’hui, quatre ans après le début de l’installation des balises NEMO, les pêcheurs artisans de la FEGAPA soulignent surtout son prix exorbitant et ses nombreuses défaillances (problème d’étanchéité, arrêt intempestif de la transmission des données, etc.). Ils parlent aussi d’investissements à perte : 45 millions de FCFA [environ 70,000 euros, NDLR] ont été encaissés par l’État pour des balises non livrées à ce jour. Des balises non fonctionnelles, retournées à la Direction Générale des Pêches et de l’Aquaculture (DGPA) n’ont jamais, pour le plus grand nombre, été remplacées, ni remboursées aux pêcheurs. « Les balises encore fonctionnelles ne sont plus très nombreuses », conclut le président de FEGAPA.
Pour ce qui est de la prévention des incursions des pêcheurs artisans dans les AMP, il est important de rappeler que la loi relative aux parcs nationaux donne la liberté aux populations périphériques d’exercer librement leurs activités de pêche, chasse, cueillette et autres. Pour mieux contrôler ces activités, les parcs nationaux ont créé dans chaque parc, un organe appelé Comité Consultatif de Gestion Locale (CCGL) qui est l’interface entre les parcs et les populations. Mais, explique le président de la FEGAPA, « pour les pêcheurs qui vivent hors des zones périphériques, c’est plus compliqué, car aucun texte ne leur permet d’exercer leurs activités dans quelque partie du parc que ce soit. »
Ce point de vue des pêcheurs fait écho à une étude récente qui révèle que la mise en place des AMP a entraîné une réduction significative des zones accessibles aux pêcheurs artisans gabonais. Cette restriction a eu des conséquences sur les moyens de subsistance des pêcheurs, qui dépendent fortement de ces zones pour leur activité quotidienne. L’étude souligne également que le processus de création des AMP n'a pas suffisamment impliqué les pêcheurs artisans. Bien que des consultations aient été menées, elles n'ont pas toujours été inclusives ni représentatives de l'ensemble des communautés concernées. Cette marginalisation dans le processus décisionnel a conduit à une méconnaissance des réalités locales.
4. Les AMP qui fleurissent sur la côte gabonaise, un fruit de l’échange dette-nature
L'échange de dette contre nature conclu en août 2023 entre le Gabon et l’organisation américaine The Nature Conservancy (TNC) représente une initiative financière visant à refinancer 500 millions de dollars de dette nationale, libérant ainsi environ 163 millions de dollars pour la conservation marine, en particulier pour l'expansion des AMP à 30 % des eaux gabonaises. Au-delà des difficultés d’accès aux AMP, ce mécanisme, le premier du genre en Afrique continentale, a des implications significatives pour la pêche artisanale gabonaise.
Les modalités de l'accord, y compris l'utilisation des fonds et les engagements de conservation, n'ont pas été rendus publics, et cette absence de transparence soulève des inquiétudes quant à la prise en compte des besoins et des droits des communautés de pêche artisanale. Ainsi que le confirme la FEGAPA, les craintes des pêcheurs artisans n'ont pas été entendues : « Cet échange avait purement et simplement été refusé par les pêcheurs lors d’une réunion avec les responsables de la pêche artisanale. » Cela n’a pas empêché l’échange dette-nature d’être signé.
Les fonds sont gérés par une entité basée aux États-Unis, avec des frais de gestion importants et une part significative des fonds réservée à des ONG étrangères. Cela limite la capacité des institutions locales à décider de l'utilisation des ressources
Dans le cadre du soutien donné aux initiatives de conservation par l’Union européenne, en particulier aux AMP, à travers l’appui sectoriel de l’accord de pêche, il est crucial que l’Union européenne promeuve des mesures et principes à mettre en place : la transparence dans la gestion des fonds, l’implication des pêcheurs artisans dans la prise de décision ; l’allocation d’une part significative des ressources générées à des programmes de soutien à la pêche artisanale, tels que la formation/renforcement de capacités, la sécurité, l’amélioration du transport pour l'accès aux marchés, les infrastructures de transformation pour les femmes; l’établissement de mécanismes de compensation pour les pêcheurs affectés par les nouvelles restrictions d'accès aux zones de pêche.
A l’heure actuelle, aucune de ces mesures n’a été mise en place, et les initiatives de conservation mises en œuvre sous l’échange dette-nature risque bien de marginaliser davantage les pêcheurs artisans et de compromettre la durabilité des initiatives de conservation marine, si celles-ci ne sont pas menées en concertation avec les communautés de pêche.
5. Et la gouvernance dans tout ça ?
Le Gabon est désigné comme un des pays où sévit une forte corruption et a atteint de nouveaux sommets en 2024. Lors de la signature du protocole d’APPD entre l’UE et le Gabon en 2021, les parlementaires européens s’étaient inquiétés de la gouvernance du secteur, du manque d’information sur la gestion des fonds dédiés à l’appui sectoriel. Comment imaginer que l’APPD soit un îlot de bonne gouvernance au milieu de processus de décision entachés de corruption ?
Pour ce qui concerne la pêche artisanale, une chose est sûre : il est nécessaire qu’ils soient dûment informés des différents accords qui ont impact sur leurs activités, comme l’APPD, et qu’ils soient directement associés dans les décisions qui les concernent, comme l’utilisation de l’appui sectoriel.
Photo de l’entête: Une embarcation à Libreville, par Ralph Messi.
Dans cet article, l’auteure examine plusieurs éléments de l’accord de partenariat de pêche durable entre l’Union européenne et le Gabon du point de vue de la pêche artisanale locale. Elle soulève aussi des questions de gouvernance des océans plus générale, particulièrement suite à l’échange dette-contre-nature entre le Gabon et l’ONG américaine TNC, et le rôle que l’UE doit jouer dans la promotion de la transparence et la participation des parties prenantes.