Combat contre l’installation d’une usine de sidérurgie à Bargny : Les femmes transformatrices changent leur fusil d'épaule

A bout de force, sans une once d’espoir de voir l’Etat revenir sur sa décision de faire de Bargny-Sendou une zone économique spéciale, au péril de leurs activités génératrices de revenus, les femmes transformatrices de poisson misent sur le dialogue. Par cette voie passive, après le recours à la justice face à l’entreprise de sidérurgie turque Tosyali Holding Sénégal, elles espèrent à présent conserver ce à quoi elles ont toujours cru être leur seule raison de vivre : le site de transformation des produits de la pêche, « Khelcom ».

Samedi, 6 février 2021, il est 11H 30, sur la plage de Bargny, à lisière du quartier Nimane, niché entre l’océan, le port minéralier, la zone économique spéciale et la centrale à charbon. Les riverains de ce quartier sont conscients qu’ils sont assis sur une bombe environnementale, mais ils ne comptent guère abandonnés leur terre. Ici, le climat est doux et clément, les petites vagues peinent à atteindre les rives. En une période de l’année notamment, février, mars, caractérisée par la marée basse, les pirogues sont accostées sur le rivage, forcées au repos par les sombres prévisions de la météo en haute mer. Par prudence, les pêcheurs observent une trêve, en attendant que le temps soit plus favorable à la reprise de leurs activités.

Tandis que de faibles vagues s’échouent sur la berge, de petites filles et garçons, pieds nus, forment des groupes par catégories d’âges et se lancent dans les jeux de cache-cache. Ce, dans des maisons ruinées par la houle. Dans une hilarité sans façon, certains esquissent des pas de danse ou jouent au football. Ces enfants ne sont pas dans un endroit désert. En effet, ces maisons en ruine qui les servent de cachette sont toujours occupées par leurs propriétaires. Parmi eux, Fatou Samb, Conseillère municipale de Bargny et non moins Présidente de l’Association des femmes transformatrices de produits halieutiques, dénommée Khelcom. La cinquantaine révolue, l’approche facile, cette dame à la voix douce et convaincantenous accueille chaleureusement dans sa demeure. A peine les présentations faites, nous abordons le cœur du sujet, objet de notre visite.

 

Selon Fatou Samb, présidente des femmes transformatrices, l’entreprise Tosyali n’a pas exercé de diligence dans l’évaluation des risques que pourraient engendrer ses opérations sur les activités de transformation de poisson. Photos: Lamine Diack.

 

Teint marron, vêtue d’une robe en wax, elle est à l’aise pour parler du conflit d’intérêt qui oppose les femmes actives dans son genre, membre pour la plupart de son association, à l’entreprise turque, Tosyali Holding Sénégal.



AUX ORIGINES DE LA PLAINTE CONTRE L’ENTREPRISE TURQUE 

Fatou Samb n’y va pas avec le dos de la cuillère pour dénoncer la manière avec laquelle la société étrangère Tosyali s’est invitée dans leur vie. Selon elle, celle-ci n’a pas consulté la communauté et n’a pas, non plus, exercé une diligence raisonnable en matière de droits de l’Homme pour évaluer les risques que vont engendrer ses opérations, spécifiquement sur leurs activités de transformation du poisson. « C’est pourquoi, nous nous sommes opposés à l’installation de l’usine dans de notre zone », explique-t-elle.

Pour faire entendre raison aux propriétaires de l’entreprise et contraindre l’Etat à prendre ses responsabilités dans cette affaire, l’Ong Lumière Synergie pour le Développement (LSD), un des partenaires des femmes de Khelcom, a déposé une plainte auprès du Point de Contact National (PCN) turc. Objectif : solliciter ses bons offices pour obliger Tosyali Holding Sénégal à se conformer aux Principes directeurs de l'Organisation de coopération et développement économiques (OCDE), dont la Turquie est membre, et arrêter immédiatement ses activités sur le site Khelcom et engager le dialogue avec les femmes.

 

Pendant les mois de janvier à mars, les pirogues sont accostées et il n’y a pas de débarquement de poisson. Les riverains occupent néanmoins le quartier, même si le site Khelcom est désert.

 

« Les Principes Directeurs constituent des normes sociales et environnementales reconnues au niveau mondial. Des recommandations en matière de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) adoptées en 2000 et qui s’adressent aux multinationales opérant à partir ou en dehors des pays adhérents de l’OCDE », souligne Fatou Samb.

Aby Dia, membre de l’Ong Lumière Synergie pour le Développement précise que ladite plainte adopte une démarche non contentieuse. Toutefois, Fatou Samb signale que « si, l’entreprise turque viole des règles de l’OCDE, une plainte sera déposée auprès des autorités sénégalaises compétentes ».



QUE PROPOSE TOSYALI HOLDING SENEGAL

Dans les documents de présentation du projet, l’entreprise Tosyali Holding Sénégal assure que l’unité industrielle de sidérurgie va créer 500 emplois, dont 50 administratifs et 450 pour ce qui est du personnel de production.  Une statistique qui prévoit moins que les 1 000 femmes transformatrices qui gagnent leur vie sur le site depuis des décennies. En ce qui concerne les activités de l’unité sidérurgique, il y a la production de 700 000 tonnes de fer rond à béton, des billettes de fer et du fil pour machine à partir des déchets ferreux. L’usine va utiliser les matières premières suivantes : de la ferraille et de la chaux qui proviendront du Sénégal, des billettes qui viendront de l’étranger, ainsi que des alliages qui vont venir de la Turquie.

Alors que des questions préoccupent les populations, particulièrement l’eau qui se raréfie déjà dans certains quartiers à cause de la centrale à charbon, l’usine de sidérurgie sera alimentée à partir du réseau de Sen-Eau avec une capacité maximale de 5 000 mètres cubes par jour.

Quid de l’énergie ? elle va s’alimenter à partir du poste électrique de 225 KV de la Senelec, localisé à 500 m.

 

Sur le site de transformation de Khelcom, il y a un poteau d’éléctricité, mais il n’est pas raccordé au réseau. À côté des cases en ruines, des sacs de charbon qui seront utilisés pour fumer le poisson.

 

Avec une adresse physique fictive et un numéro de téléphone qui sonne dans le vide, il nous a été difficile voire impossible d’entrer en contact avec les autorités déconcentrées et techniques de l’entreprise turque.

BARGNY ET RUFISQUE ASPHYXIEES

Fadel Wade, Coordinateur du Réseau des associations pour la protection de l’environnement et de la nature (RAPEN) qui regroupe huit associations locales, dénonce cette situation inédite. « Sous prétexte de développement, on appauvrit une populationde 70 000 habitants, dont les ressources disparaissent. Les villes de Bargny et Rufisque sont asphyxiées parles projets urbainset industriels de l’État », a-t-il déploré.

 

Selon Fadel Wade, Coordinateur du Réseau des associations pour la protection de l’environnement et de la nature (RAPEN), le projet de l’usine anéantirait les activités de transformation de poisson qui emploient plus de 5 000 personnes.

 

Selon lui, le projet d’usine risque d’entrainer le déplacement d’au moins 20 familles et mettre fin à l’activité économique de centaines de femmes s’activant dans la transformation de produits halieutiques et de l’agriculture. Pis, dénonce-t-il, ce projet aura comme conséquence de couper le quartier Miname du reste du monde.

 « En plus de ces impacts, nous dénonçons les effets néfastes sur le plan environnemental, dans cette zone où nous avons déjà noté plusieurs sortes d’agression sur l’environnement. Encore que ce projet n’est que la première phase de tout un plan d’installation d’usines dans cette nouvelle zone économique spéciale », se désole-t-il.

Selon le plan de masse que nous avons parcouru, une bonne partie de cette zone est constituée de titres fonciers (TF 2415 ; TF 1217 et 1861) et va forcément impacter non seulement les habitations des quartiers de Wahandé et Miname, mais aussi l’activité des populations qui vivent principalement de pêche et de transformation, et accessoirement d’agriculture.

 

La zone où serait installée l’usine concernerait les titres fonciers 2415, 1217 et 1861 et impacterait deux quartiers ainsi que les activités de pêche artisanale et transformation de Bargny. Cliquez pour agrandir.

 

Par ailleurs, Fadel Wade estime que le projet risque d’anéantir toute l’activité de transformation de produits halieutiques qui emploie 5 000 personnes dont plus de 1 000 femmes transformatrices. A cela, il faut craindre la perte massive d’emploispour les ouvriers ainsi que les charretiers qui transportent les produits de la mer vers le site de transformation.


LES TRANSFORMATRICES SE PLIENT FACE A L’ETAT, MAIS REJETTENT SON OFFRE 

Aujourd’hui, les femmes transformatrices ont changé de stratégie de lutte. Fatou Samb confie que ce bouleversement de situation est le résultat de nombreux ateliers de renforcement de capacités. Ayant bénéficié du soutien de nombreuses ONG telles que : Lumière Synergie pour le Développement (LSD), Natural Justice et des membres de la société civile sénégalaise, les femmes ont été formées sur les droits juridiques environnementales, sur leur foncier, sur les modes de négociations en cas de litiges interpellant des compétences de l’Etat.

« Au détour de ces différentes formations, nous avons fini par comprendre que, pour la pérennisation de notre activité, il fallait faire des compromis avec l’Etat. Car, par décret n°2019-1318 du 22 août 2019, l’Etat créait la zone économique spéciale de Bargny-Sendou qui s’étend sur 100 ha. Comprenant qu’une décision de l’Etat n’est pas discutable, nous avons adressée des correspondances à notre ministère de tutelle, à la présidence à toutes les institutions qui œuvrent pour la protection de l’Environnement et la pêche ». L’objectif, dira-t-elle, est d’obtenir un autre site adéquat pour notre activité économique. « Nous avons eu un début de réponse parce que l’Etat a proposé un site de 13 ha. Seulement, pour des raisons d’ordre mystique, nous avons refusé cette offre », dixit Fatou Samb. En effet, elle soutient que le site se trouve sur le long du marigot de leur cité où loge la déesse de la ville de Bargny et par conséquent toutes les activités qui y sont menées finissent par prendre feu. Aussi, en connaissance de cause, les femmes refusent catégoriquement de s’installer dans ce lieu mystique. Elles ne disent plus non à la réduction de leur cité en zone industrielle spéciale, mais elles veulent être placées dans un endroit sûr.


LES FEMMES AUX AGUETS 

En cette période de marée basse, l’Association des femmes transformatrices de poissons de Bargny Guedj ‘’Khelcom’’ n’est pas en activité ; et leur site est désert. En dehors de Oulimata Ba, son époux et son petit-fils qu’elle porte fièrement dans son dos, il n’y a personne sur les lieux. « Les activités ont cessé depuis le début du mois de février », explique Oulimata Ba. Sa présence sur le site s’explique par le rôle de sentinelle du site qu’elle s’est attribué. « Nous ne voulons plus être prises au dépourvu. C’est pourquoi, je me suis engagé à venir surveiller régulièrement le site et pour aviser mes camaradesde toutes actions pouvant nuire à notre activité », a-t-elle confié. Tout en rodant autour du site de 100 ha. « Ce site est aussi précieux pour moi que la vie. C’est notre gagne-pain. Grâce à notre activité, j’ai réussià acheter un terrain et bâtir ma maison. Alors, je suisprête à sacrifier quelques heures de ma journée pour veiller sur le site », assure-t-elle.

 
Oulimata Ba, son petit-fils sur le dos, fait le guet pendant la basse saison et arrange sa collecte de restes de poissons fumées qui vont devenir, après transformation, de la farine de poisson pour les volailles.

Oulimata Ba, son petit-fils sur le dos, fait le guet pendant la basse saison et arrange sa collecte de restes de poissons fumées qui vont devenir, après transformation, de la farine de poisson pour les volailles.

 

La transformation des produits halieutiques reste le maillon   essentiel de l’économie de Bargny. D’où l’appel pressant que les femmes adressent à l’Etat pour qu’il les aide à conserver leur activité génératrice de revenus.

LE SOUTIEN DE NATURAL JUSTICE

Selon Thaddée Adiouma Seck, Juriste spécialise en gouvernance des activités extractives et program officier à Natural justice, leur structure conduit un processus d’audit communautaire à Bargny suite à une sollicitation de la communauté. A l’image de nombreuses organisations présentes dans la localité, Natural Justice apporte son soutien aux communautés pour les aider à faire face aux défis environnementaux auxquels elles ont confrontées. « Cet accompagnement nous le faisons à travers un outil dénommé audit communautaire. C’est un processus à travers lequel la communauté identifie ses problématiques environnementales en les confrontant au cadre normatif applicable aux fins de faire ressortir les cas (éventuels) de violation de la loi. Tout au long du processus la communauté verra ses capacités juridiques renforcées à travers des ateliers et des animations communautaires. »

Sur l’état d'avancement de leurs activités, M. Seck dira que : « Après trois ans de présence aux côtés de la communauté nous sommes presque en fin de processus. L’audit communautaire a pu être finalisé malgré ce contexte de pandémie qui n’a pas manqué de ralentir le rythme de progression. A la fin de notre mission, il appartiendra à la communauté de déterminer la suite de notre collaboration. Des discussions seront tenues dans ce sens ».





Depuis plus 12 ans, Paule est directrice du site d’information générale AbenaTV et elle est coordonnatrice du journal quotidien sénégalais Le Mandat. Elle est spécialisée dans les informations relatives à l’environnement et membre du Réseau des journalistes pour une pêche responsable et durable en Afrique (REJOPRA).

 

Surnommé Jaakwar, Lamine Diack est un photographe sénégalais. Autodidacte, freelancer depuis 2019, il a commencé sa carrière professionnelle en tant que photographe de portraits. Intéressé par les questions sociales, il trouve dans le photoreportage la meilleure voie pour documenter les réalités dont il est témoin.